Les circonstances jouent un rôle non négligeable dans l'existence. A peine nommé secrétaire d'Etat aux collectivités locales en 1991, j'apprends qu'il y a sur mon bureau un dossier difficile, que je ne m'attendais pas à y trouver : la réforme des pompes funèbres. Singulier cadeau pour un jeune ministre. Je me mis au travail avec mes collaborateurs et réussis à faire voter en 1993 un projet de loi réformant le monopole des pompes funèbres qui avait le double inconvénient d'être "un monopole faussé" couvrant, de fait, "une concurrence biaisée".

….Et puis j'ai suivi le sujet dont j'ai décrypté peu à peu les multiples aspects : sociaux, rituels, financiers, professionnels, etc. Les idées que nos sociétés se font de la mort sont révélatrices des conceptions qu'elles se font de la vie. Les rites funéraires sont des "marqueurs" de civilisation et en disent beaucoup sur chaque civilisation. Mon intérêt s'est accru, au fil du temps, sur ces sujets. J'ai été à l'initiative de quatre lois sur la législation funéraire et je ne compte plus les propositions de lois, rapports, questions aux ministres, articles et participation à des colloques. L'une de mes dernières initiatives parlementaires (menée conjointement avec Jean-René Lecerf) a porté sur la crémation. Elle était nécessaire. En effet, avant la loi du 18 décembre 2008, il n'y avait pas de règles, de normes s'appliquant à la crémation en France.

Or la crémation s'est beaucoup développée. En 1980 un pour cent des obsèques donnaient lieu à crémation. Quand nous avons préparé la loi de 1993, cette pratique était encore marginale. Aujourd'hui, elle représente trente pour cent des obsèques et près de cinquante pour cent (voire davantage) dans les grandes villes. L'analyse des contrats obsèques nous montre qu'une cérémonie d'obsèques sur deux se fera sous la forme de la crémation dans les décennies qui viennent.

Cette mutation importante - soutenue par la Fédération Française de Crémation et ses associations locales - a finalement peu été  analysée.

C'est pourquoi je tiens à saluer la publication récente de deux livres, l'un de Damien Le Guay, "La mort en cendres : la crémation aujourd'hui, que faut-il en penser ?" (éditions du Cerf) et l'autre de François Michaud-Nérard, "Une révolution rituelle : accompagner la crémation" (éditions de l'Atelier).

Après avoir écrit : "Donner sépulture est un des fondements de l’humanité", François Michaud-Nérard pose la question : "Pourquoi de plus en plus de personnes choisissent-elles la crémation et la dispersion ?"

Il relativise - comme le fait aussi Damien Le Guay - les arguments traditionnellement invoqués. L'écologie d’abord : la crémation pose des problèmes écologiques - et la totalité des crématoriums devront investir fortement d'ici 2018 pour être conformes aux normes européennes. L'absence de place ensuite : notre pays compte assez de surfaces inhabitées et inoccupées, même si à Paris et dans les grandes villes plusieurs cimetières se trouvent relégués à une certaine distance. L'argument financier enfin : il est vrai que les crémations coûtent moins cher que les inhumations, mais l'écart tend à se réduire (la question du prix des obsèques est d’ailleurs encore largement devant nous : en témoigne la difficulté que nous rencontrons à faire appliquer les dispositions désormais légales relatives aux "devis modèles" qui doivent permettre à toutes les familles éprouvées de faire rapidement des comparaisons sur les différentes offres proposées dans un secteur géographique donné pour des prestations équivalentes.

Alors, où faut-il trouver les raisons profondes de ce fort développement de la crémation ?

François Michaud-Nérard y voit des raisons sociologiques. Nous sommes passés d'une société où le deuil était très présent - "une personne au début du vingtième siècle passait un tiers de sa vie en deuil" (page 17) - à une société où "la mort est devenue un tabou" (page 15). Elle ne doit pas coûter aux descendants (d'où le succès des contrats obsèques). Elle ne doit pas encombrer le paysage ni physique ni symbolique. On est loin des funérailles de Patrocle organisées par Achille.

Damien Le Guay cite Michel Foucault : "La mort est bien plus qu'un rite de passage vers un autre monde : c'est toute une manière de vivre". Et durant les deux cents pages de son livre, il ferraille, avec la vigueur de Charles Péguy, qu'il admire : "un nouvel idéal a fini par s'imposer, celui d'une mort silencieuse, sans bruit, qui gênerait le moins de monde possible, le moins longtemps possible" (page 41). La crémation n'est plus "nihiliste, athée, anticléricale" (page 71), mais elle témoigne d'une "fatigue des symboles et du sens" (page 72). "Le mort encombrant et localisé est en train de devenir un SDF" (page 13). Il faut "faire place nette, dégager, s'effacer, se restreindre" (page 99). Il cite Diderot : "tous les êtres circulent les uns dans les autres (…) tout est en flux perpétuel". Il souligne le paradoxe que constitue la concomitance du développement des soins de conservation et de la crémation.

Au total, il y a dans ce livre beaucoup de fougue, comme chez Péguy, des excès, des pages discutables. Ainsi ne puis-je pour ma part souscrire au parallèle fait pages 95 et 96 entre le décret du 18 Mars 1976 et la loi du 17 Janvier 1975 dus à Simone Veil.

Le livre de Damien Le Guay donnera lieu à n'en pas douter à de solides controverses avec les associations de crématistes. Mais il a le grand mérite de permettre le débat et de donner à penser - comme le fait tout autant le livre de François Michaud-Nérard - sur une évolution qui est profonde et doit assurément donner lieu à analyses et réflexions.

Deux mots pour finir.

Le premier pour revenir à l'ouvrage de François Michaud-Nérard et souligner l'apport qui est le sien pour ce qui est des pratiques, rites et cérémonies liés à la crémation. François Michaud-Nérard a tout à fait raison quant à la nécessité d'un schéma régional d'implantation des crématoriums (que je n'ai malheureusement pas réussi à inclure dans la loi de 2008). Il a aussi raison pour ce qui est des locaux situés à l'immédiate proximité des crématoriums, qui doivent avoir la dignité requise et la capacité suffisante pour l'organisation des cérémonies.

Un second mot au sujet des dons d'organes évoqués par Damien Le Guay (page 170-171). Bien que la proposition de loi que j'ai rédigée à ce sujet soit restée lettre morte, je persiste à penser qu'un fichier "positif" des personnes favorables aux dons d'organes serait très utile. Il existe un fichier "négatif" où les personnes peuvent consigner leur refus. Pourquoi ne pas instaurer un fichier positif où celles et ceux qui le souhaitent pourraient inscrire explicitement leur volonté de contribuer par le don d'organes à sauver des vies ?

Jean-Pierre Sueur

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