En ces temps de grande tension politique, permettez-moi de vous offrir ce texte souriant sur le débat, au Sénat, sur le mariage pour personnes de même sexe, en présentant à l’avance mes excuses à ceux qui dauberont sur ma coupable légèreté.
Ce débat fut, à maintes reprises, un débat sur le sens des mots. J’y pris toute ma part.
Certains plaidèrent que le sens du mot mariage était défini une fois pour toutes et qu’il était immuable. Ils plaidèrent que la loi ne pouvait avoir ni pour objet ni pour effet de changer le sens d’un mot. De fil en aiguille, ils défendirent des théories fixistes du langage. Chaque mot avait un sens. L’Académie française y veillait et son dictionnaire était la vigie des significations immuables.
Je me suis élevé contre des conceptions que toute l’histoire de la langue française dément, invoquant la magistrale Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot et aussi le Dictionnaire de l’Académie française, dont la première édition parut en 1694 et dont la … neuvième édition est en cours d’écriture – chaque édition consignant l’évolution du sens de chaque mot.
Les mots sont comme les êtres humains. Ils sont vivants. Ils changent de sens, parfois radicalement. Ainsi ai-je pris l’exemple du mot latin rem qui signifiait « une chose » et qui, au fil des temps, est devenu le mot rien de la langue française, dont le sens est l’exact contraire.
Mon excellent collègue Jean-Jacques Hyest fit remarquer qu’il ne s’agissait pas de rem mais de res, autrement dit qu’il ne fallait pas s’appuyer sur l’accusatif mais sur le nominatif. Ce à quoi j’objectai que les substantifs français provenaient bien de l’accusatif latin, invoquant le remarquable précis de phonétique historique du français d’Edouard Bourcier paru aux éditions Klincksieck. Ce qui suscita l’intérêt de mon excellent collègue Jean-Pierre Raffarin, qui s’étonna de cette bataille entre l’accusatif (l’objet) et le nominatif (le sujet). Je lui rétorquai que cela était aussi motif à variations : méfiez-vous, cher Premier ministre, du passif, le passif qui transforme au coin d’un bois le sujet en objet et l’objet en sujet…
Donc, les mots changent.
Mes interlocuteurs voulurent bien en convenir. Mais, dirent-ils, il ne revient pas à la loi d’y contribuer. Voire ! Les mots changent au fil des mœurs, des habitudes, des circonstances, des inventions, des sciences, des techniques. Et l’Etat, le Parlement, la loi y contribuent aussi dans ce pays où ils tiennent tant de place depuis l’Edit de Villers Cotterets et maints autres épisodes fameux.
Si la loi est votée, le mot « mariage » changera de sens. Ou plutôt, son sens s’élargira. Le dictionnaire Larousse l’a d’ailleurs anticipé. Il a eu tort. Cela vaut-il pour autant que nos censeurs d’aujourd’hui le vouent aux gémonies ? Voilà un sujet de réflexion…
Et puisqu’il est ici question de langage, j’ajouterai pour finir que ce fut un plaisir d’entendre au fil d’un long débat Christiane Taubira émailler ses interventions de longues et belles citations d’Aimé Césaire, de Paul Eluard, de René Char et de tant d’autres, paroles colorées, luxuriantes, riches de rythmes et de ferveur, comme autant d’hymnes d’amour à la langue française.

Jean-Pierre Sueur

 

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