A propos du dernier livre de Françoise Héritier.


heritierJ’ai toujours été fasciné par le dialogue de Platon intitulé « Cratyle », mais qui est d’une singulière profondeur. Deux disciples s’y affrontent sur la question de savoir d’où viennent les mots, comment il se fait que tel son, tel assemblage de sons, désigne telle chose, tel être, telle idée. Hermogène pense qu’il s’agit d’une pure convention. Au fil du temps, les êtres humains ont consenti à ce que tel ensemble de sons soit associé à telle signification. Mais c’est purement arbitraire. Ce pourrait être autrement. Cratyle, lui, est d’un avis contraire. Il pense que les sons ont un sens, que l’alliance d’une série de sons avec une signification n’est pas fortuite. Elle a une origine quasiment divine. En un mot, elle n’est pas arbitraire.
Je ne vais pas vous raconter ce que dit Socrate, qui intervient dans le débat. Je ne vais pas paraphraser Platon : il faut toujours donner le désir de lire les livres...
… Et puisque nous entrons dans l’année du bicentenaire de la mort de Charles Péguy – nous y reviendrons ! –, je puis vous dire que j’ai beaucoup pensé au « Cratyle » en préparant un exposé que j’ai fait lors du dernier colloque organisé par l’Amitié Charles-Péguy en décembre et qui était essentiellement consacré au livre que Péguy a consacré à Victor Hugo : « Victor-Marie comte Hugo » (je n’ai pas pu encore mettre en forme cet exposé, mais je le publierai dans une prochaine lettre électronique). Quand il nous parle de Hugo, mais aussi de Corneille et de Racine, de leur art poétique, de leurs rythmes, du sens des mots et surtout du sens des rimes, Péguy s’inscrit dans la lignée de Cratyle plutôt que dans celle d’Hermogène : les rimes ont un sens, elles ont une couleur, elles parlent, chantent ou crient.
Ce faisant, on pense immanquablement aux « Voyelles » d’Arthur Rimbaud, comme y pense Françoise Héritier dans son dernier ouvrage qui vient de paraître chez Odile Jacob : « Le goût des mots ».
Autant le dire, cet ouvrage est très différent de ses autres livres. Aucune prétention scientifique ici. Françoise Héritier l’écrit d’emblée : ce livre est une « fantaisie ». Elle y parle tout simplement des mots qu’elle aime, qu’elle goûte. Il en est d’admirables, de séduisants, de tristes, de difformes. Tantôt la configuration phonétique s’accorde au sens et c’est un essaim de sensations et sentiments mêlés qui en émanent. Tantôt c’est l’inverse. Chacun peut faire l’expérience. Les mots ne sont pas perçus, ni vécus de la même façon par les uns ou les autres. Cela tient à nombre de facteurs. Ce qui est sûr, c’est que nous sommes environnés de mots, et même constitués de mots. Et les mots sont indissociablement signifiant et signifié, comme on dit dans la linguistique, ou, plus simplement, fond et forme, corps et âme.
Et même s’il n’y a là rien de scientifique, même si tout est impressionniste, et assumé comme tel, on retrouve Cratyle et Hermogène. Le langage est convention. Il est règle du jeu. Mais il est autre chose. Les mots sont des êtres vivants avec lesquels nous cheminons – corps et âmes.
Laissons la parole pour finir à Françoise Héritier (page 32) : « Je suis entourée de mots dans une forêt bruissante où chacun se démène pour attirer l’attention et prendre le dessus, retenir, intriguer, subjuguer et chacun aspire à ces échappées belles. Comme si on les sortait de leur prison. On entre dans le domaine de la joie pure. Tous ces mots qui dansent, se déhanchent, se désintègrent, ondulent autour de moi et m’entraînent dans la grande ronde de la fantaisie première ».

Jean-Pierre Sueur

.