Jean de La Fontaine est l’un des plus grands poètes que compte notre littérature.
Le malheur, c’est que chacun croit le connaître pour avoir, dans son enfance, appris quelques fables. Du coup, on ne le lit plus.
Alors que c’est un immense poète lyrique (Les deux pigeons) :
« Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines ;
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste ;
[…]
Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ? »
 
La Fontaine est aussi un immense poète satirique (Les obsèques de la lionne) :
« Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paraître,
Peuple caméléon, peuple singe du maître,
On dirait qu'un esprit anime mille corps ;
C'est bien là que les gens sont de simples ressorts. »
 
La Fontaine est encore un immense styliste. Il a le don de la mise en scène et du raccourci. C’est un virtuose – le plus grand sans doute – du style indirect libre (La mort du bûcheron) :
« Un pauvre Bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos. »
 
Je pourrais continuer longtemps. Lire l’œuvre, considérable, et trop souvent méconnue, de La Fontaine est un rare plaisir.
C’est pourquoi je me réjouis que France Inter ait fait, l’été dernier, appel à Érik Orsenna pour nous conter chaque matin les épisodes trop méconnus de sa vie, et surtout pour nous lire des pages de lui, des pages de pure poésie, encore davantage méconnues que ne l’est sa vie.
Du coup, j’ai lu le livre éponyme du même auteur, La Fontaine, une école buissonnière, édité, suite à cette série radiophonique estivale, par Stock et France Inter.
Érik Orsenna nous y explique combien la Fontaine fut un piètre politique, victime de sa vraie fidélité à Fouquet, au moment où tout le monde se détournait de lui.
Il nous narre surtout le drame que fut la fin de la vie du poète.
Car – j’ai omis de l’écrire tout à l’heure – La Fontaine fut aussi un immense poète érotique en même temps qu’un fabuleux conteur. Il publia ses contes bien avant d’écrire ses fables.
Et à la fin de sa vie, au temps de Port Royal et du jansénisme triomphants, il dut, sur la requête d’un  obscur – c’est le cas de le dire ! – abbé Pouget, se repentir publiquement d’avoir écrit ces contes, en interdire toute réimpression et jeter au feu une pièce qu’il venait d’écrire. Il dut déclarer devant l’Académie française où il était entré : « Il est d’une notoriété qui n’est que trop publique que j’ai eu  le malheur de composer un livre de contes infâmes. […] Je conviens que c’est un livre abominable. […] J’en demande pardon […] à vous, messieurs de l’Académie. »
La Fontaine aurait terminé sa vie dans un quasi dénuement sans la générosité d’un ultime bienfaiteur.
Érik Orsenna nous apprend qu’après sa mort, le 13 avril 1695, « quand on le dévêtit pour le préparer au tombeau, on trouva le corps de La Fontaine lacéré : il portait un cilice, cette chemise de fer qui entaille la chair pour le punir de ses abandons passés. »
Ajouterai-je qu’en dépit de ses qualités, le livre d’Érik Orsenna me déçut un peu. Ou plutôt, il me laissa sur ma faim. En effet, ce livre procède de ce que j’appellerai le vagabondage littéraire. C’est agréable, plaisant et instructif quand on écoute cela le matin à la radio. Mais le livre lui, souffre de ce que l’auteur nous parle beaucoup de lui-même. Il nous expose ainsi qu’il a « fort pratiqué la flatterie, aux temps mitterrandiens où [il était] courtisan. » Il nous annonce qu’il a déjà visité « 96 pays » et qu’il lui en reste donc « 101 à visiter (si je m’en tiens à la liste de l’ONU). » Il se plaît à des facilités, comme lorsque s’agissant de Chapelain, qui devait choisir des écrivains pour le compte de Colbert, il écrit : « Chapelain sélectionne grave. » Il fait des détours pour nous narrer des anecdotes concernant l’Académie française du XXe siècle, nous annonce qu’il travaille sur une« gastronomie des couleuvres »« qu’il faut avaler quand on veut de l’honneur ou des pouvoirs. » (Ajouterai-je que l’usage par notre académicien d’un passé simple plutôt que d’un imparfait du subjonctif, page 99, me laisse rêveur… Aurais-je tort ?).
Mais je m’égare. À vrai dire – soyons franc – je préfère lire les solides études universitaires auxquelles Érik Orsenna a l’honnêteté de se référer.
En dépit de ces bien légères critiques, nous devons lui être reconnaissant si, grâce à ses paroles et à un livre, nombre de nos contemporains éprouvent désormais le goût de lire un grand poète… tellement méconnu.
Jean-Pierre Sueur
>> (Ré)écouter La Fontaine, une école buissonnière sur France Inter