Le Porche n°8, 1er décembre 2001

Aimez-vous Orléans, page 256-257

 

L'avouerai-je ? L'un de mes plus difficiles débats politiques eut lieu lors de la première réunion du conseil d'administration du lycée orléanais, nouvellement construit, qui devait s'appeler : « Lycée Charles-Péguy ». L'ordre du jour portait précisément sur la dénomination du lycée. Je dus batailler ferme devant les réticences de la plupart des représentants des parents d'élèves, des élèves, et même d'une partie de ceux des enseignants, pour obtenir finalement qu'une faible majorité se prononçât en faveur de notre grand poète. Certains des arguments invoqués étaient étonnants : Péguy, on ne connaissait pas, ou peu ; ce n'était pas moderne, c'était ancien, vieux, peu porteur. Tout cela était dit, répété, dans un établissement de l'enseignement public, à Orléans. Si le vote n'avait pas, en définitive, été positif –merci à celles et à ceux qui l'ont permis ! – j'aurais fait, je crois, une polémique publique. Vieux, Charles Péguy ? Sa pensée n'avait jamais été aussi actuelle qu'en cette fin du XXe siècle - cette pensée qui conteste tous les systèmes, qui fait un sort à tous les modernismes, qui prévoit et dénonce déjà tous les totalitarismes... Pas connu, Péguy ? Peut-être, en effet... A Orléans, pourtant, plus qu'ailleurs, nous avons des raisons de nous donner le mal et la joie de connaître son œuvre immense et de tordre le cou à la malédiction : « Et les siens ne l'ont pas reconnu... » Je songeais à cela en relisant les textes des communications au colloque organisé, en 1996, à Saint-Pétersbourg, par le Centre Jeanne d'Arc-Charles Péguy de cette ville. Je me suis souvenu avoir entendu, lors de ce colloque, des professeurs russes qui n'avaient pas hésité à faire des centaines de kilomètres, depuis le plus profond de ce vaste pays, dans des conditions souvent difficiles, pour venir nous parler des Cahiers de la Quinzaine. Ce colloque était passionné, passionnant. Les exposés traitaient des formes, du sens et de l'histoire. C'était ma première visite à Saint-Pétersbourg. La ville semblait constituer un monde, à elle seule. Son fleuve était un océan. Ses palais ouvraient sur le ciel blanc leurs longs alignements. Les places étaient nombreuses et vastes, peuplées d'arbres d'automne et de statues. Au-delà il y avait des centaines d'immeubles, composant d'interminables banlieues. À l'intérieur de ces immeubles, nous étions accueillis avec une incomparable chaleur. Il y avait l'amitié et les fleurs. C'était le temps où tout changeait. L'ordre ancien était partout encore. Les espoirs neufs étaient inscrits sur les visages, les déceptions aussi. Les mafias avaient débarqué avec leur richesse et leur morgue tonitruante. Des enseignants, des universitaires s'employaient à bâtir, avec une rare ténacité, un autre futur en attendant des salaires qui n'arrivaient pas. Il y avait un vent sec et une lumière diaphane. Tous les participants au colloque partageaient, au milieu de tout cela, la même ferveur. Nous sommes devenus, souvent, trop repus, indifférents et cyniques. Alors, Péguy, trop vieux ? J'aimerais que nous nous souvenions, à Orléans, qu'il y a des péguystes qui n'hésitent pas à prendre le transsibérien pour venir nous parler de vers que nous avons oubliés.

Jean-Pierre Sueur