Les discours des fêtes de Jeanne d'Arc à Orléans, ceux des maires et de leurs invités, sont des discours qui se réfèrent à une histoire – et c'est, bien sûr, toujours la même histoire, que chacun connaît ! Mais ce sont aussi des discours qui s'inscrivent dans la période, dans l'année où ils sont prononcés. Si bien que tout en parlant de l'histoire – et de la même histoire –, ils évoquent l'actualité, ils appellent à la mise en œuvre des valeurs qui étaient celles de Jeanne d'Arc en un temps donné. Et donc, l'intérêt de ces discours tient à ce qui, entre eux, est permanent, mais aussi à ce qui est changeant.

C'est pourquoi il faut saluer le livre que Pierre Allorant et Yann Rigolet viennent de publier aux Éditions Corsaire – éditions orléanaises – sous le titre : Voix de Fêtes : cent ans de discours aux Fêtes de Jeanne d'Arc d'Orléans (1920- 2020).

Précisons d'abord que si ce livre porte sur les cent dernières années, c'est simplement parce que c'est à partir de 1920 que les maires d’Orléans – le premier étant Albert Laville – ont choisi d'inviter une personnalité pour présider les fêtes de Jeanne d'Arc. Il s'en est suivi rituellement un discours du maire pour accueillir l'invité avant que celui-ci ne réponde.

Précisons aussi que le livre de Pierre Allorant et de Yann Rigolet n'est pas exhaustif : outre le fait que certains discours n'ont pas pu être retrouvés, il aurait fallu bien des pages pour recueillir quelque deux cents discours… Et encore y a-t-il, de surcroît, les discours prononcés lors de la cérémonie dite de « remise de l'étendard » dont l'étude serait également intéressante, tant pour ce qu'il y aurait dans ces deux cents autres discours de permanences et aussi de différences significatives.

Le premier invité, en 1920, fut le maréchal Foch. Il y avait là une logique qu’explique bien dans la préface de l'ouvrage Jean Garrigues : Foch était « auréolé des lauriers de la victoire sur les Allemands qu'il avait boutés hors de France comme Jeanne d'Arc avait bouté les Anglais. »

Pierre Chevallier, maire élu peu après la guerre, voit en Jeanne d'Arc le symbole de la Résistance à laquelle il a participé et qu'il tient à magnifier. Il évoque la « bouleversante analogie », les « retours dont l'histoire est coutumière » qui se traduisent par le fait que « si peu enclin que nous fussions au mysticisme, il était au moins une voix que nous entendions », celle de Jeanne d'Arc, dont l'exemple était « le commandement de la Résistance. »

Charles de Gaulle, invité en 1959, établit naturellement, bien qu'il ne l’explicite pas, une relation entre le destin de Jeanne d'Arc et le sien. Comment ne pas songer à l’homme du 18 juin lorsqu'il évoque cette jeune fille « venue combattre au moment où tout semblait perdu », lui qui avait déjà affirmé en 1944 : « Où donc la Libération peut prendre une signification aussi grande qu’à Orléans ? »

Et puis il y eut le discours de Malraux en 1961, souvent cité, souvent repris, qui résonne encore dans nos mémoires : « Jeanne sans sépulcre, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants, regarde cette ville fidèle […] Jeanne sans portrait, à tout ce pourquoi la France fut aimée, tu as donné ton visage inconnu. »

En 1982, invité par Jacques Douffiagues, François Mitterrand a cité Michelet : « Elle aimait tant la France, et la France, touchée, se mit à s'aimer elle-même. »

Invité à nouveau en 1989 – ce fut la troisième fois, il était déjà venu en 1947 en tant que secrétaire d'État aux anciens combattants –, il déclara : « C'est donc, mesdames et messieurs, la troisième fois, que vous devez me compter parmi vous. Ce n'est pas un abonnement, mais cela s'est inscrit au travers d'une vie politique qui a duré quelque peu et m'a permis de voir ce qu'était la France du demain de la guerre, le redressement qui a suivi, et maintenant la plénitude à laquelle elle aspire. »

Jacques Chirac, en 1996, dresse un portrait de Jeanne qui consonne avec ses convictions et ambitions propres : « La France est forte quand elle agit, quand elle se bat, quand elle repousse le pessimisme, l'esprit d'auto dénigrement qui, parfois, s'emparent d'elle et paralysent son énergie. »

Et quant à Emmanuel Macron, il est difficile de ne pas voir dans le discours qu'il tient en 2016 alors qu'il était ministre de l'économie et des finances, une sorte de dessein subliminal : « La France réussira si elle parvient à concilier les Frances, celle qui aime le cours du monde et celle qui le craint, celle qui croit en elle et celle qui doute […]. C'est un projet fou au fond ! »

Et il y a une préoccupation qui revient à de nombreuses reprises, qui transcende les clivages politiques, et qui vient de loin – puisqu'elle a déjà beaucoup marqué les débats du Sénat de 1894 sur la proposition de loi visant à instaurer une fête nationale de Jeanne d'Arc –, cette préoccupation, c'est que nul « n’accapare » Jeanne d'Arc, qu'aucun parti ne se l'approprie, qu'elle reste à tous. Cela a été particulièrement exprimé en raison de la tentative d’accaparement de Jeanne d'Arc par le Front national qui n'était, tant s'en faut, pas la première et qui, à mon sens, sera oubliée plus vite qu'on ne le croit. Roger Secrétain avait à ce sujet une solide philosophie lorsqu'il accueillit Jacques Chaban-Delmas en lui disant : « Nous avons un secret, c'est d'avoir commencé il y a cinq cents ans ! »

Le refus de cet accaparement apparaît de manière éclatante dans le discours de Michel Rocard, mais aussi dans ceux de Jacques Chirac, d'Hélène Carrère d'Encausse, jusqu’à celui, l'année dernière, d’Édouard Philippe.

Je terminerai en évoquant deux femmes invitées.

La première, Ségolène Royal, fut la seule, avec Malraux, qui choisit de tutoyer Jeanne, en 1998, et de lui parler « de femme à femme. » Elle lui dit : « Tu es pour nous toutes femmes un témoignage de l'insoumission et de la tendresse […] Jeanne, je ne suis qu'une femme politique dont on ne se souviendra pas du tout dans cinq cents ans. Je retiens de notre rencontre que la politique doit être comme toi dérangeante, crânement généreuse, franchement morale. »

La seconde est Geneviève Anthonioz de Gaulle. Elle fut invitée en tant que présidente d'ATD Quart monde et présidente de l'Association nationale des femmes déportées, amie de Simone Veil. Elle accomplit sa mission avec tant de conviction, elle parla si justement des combats de sa vie contre la pauvreté, pour la justice et la liberté, elle appela si fort à ne jamais renoncer qu'elle suscita de la part des Orléanais respect, mais aussi ferveur et admiration.

Il faut remercier Pierre Allorant et Yann Rigolet, pour ce livre qui, pour reprendre les mots de Jean Garrigues, contribue à mettre en évidence « le fil conducteur de notre archéologie mémorielle. »

Jean-Pierre Sueur