Victime, durant l’hiver 1899-1900, de la grippe, maladie qui faisait, bien plus qu’aujourd’hui, des ravages, Charles Péguy rédige trois textes publiés durant la première année de parution des Cahiers de la Quinzaine, qu’il venait de créer pour « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste », intitulés « De la grippe », « Encore de la grippe », « Toujours de la grippe ». Ces textes introuvables (sauf dans le premier tome des Œuvres en prose édité dans La Pléiade par Robert Burac), Éric Thiers, devenu récemment président de l’Amitié Charles-Péguy, a eu la belle idée de les rassembler dans un livre qu‘il a préfacé, que viennent de publier les éditions Bartillat.

Ce n’était pas prévu au départ. Mais ce livre, méditation sur la maladie et sur l’épidémie, est d’une singulière actualité. Comme l’écrit Éric Thiers : « Cent vingt ans plus tard, après l’épidémie qui a plongé le monde dans un état de catalepsie […], la lecture de cette grippeest précieuse. Tout y est : l’insinuation de la maladie dans nos corps, mais aussi nos esprits ; l’épreuve intime et collective ; le dérèglement du monde et des individus qui ne savent plus à quelle vérité se vouer. Péguy évoque tout cela, à sa façon, ironique, tonique, à mille lieux de l’image de vieille barbe à lorgnons qu’on lui assigne parfois. »

Ce livre est donc une méditation sur la maladie, sur la mort qui toujours guette. Il est un dialogue, avec Blaise Pascal, avec les Pensées, les Provinciales et la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. On y croise Renan (beaucoup), mais aussi Sophocle et Corneille.

Ne croyez pas cependant que ce soit un livre triste, pesant et compassé. Non. C’est le contraire. Péguy y évoque surtout les maladies sociales. Et particulièrement les maladies de la politique et de ce qu’il appelle le « socialisme officiel » dont il vient justement de se séparer, ce pour quoi il a créé les Cahiers de la Quinzaine. Les trois textes réunis prennent dont la forme d’un dialogue avec un « citoyen docteur socialiste révolutionnaire moraliste. » C’est l’occasion pour Péguy de régler leur compte aux guesdistes (il avait écrit auparavant : « J’ai trouvé le guesdisme dans le socialisme, comme le jésuitisme dans le catholicisme ») : « Le guesdisme était jadis le culte et la vénération de Guesde, il […] devient de plus en plus un syndicat de jeunes ambitieux » – écrit-il – avant de pourfendre une conception autoritaire, centralisée, dogmatique du socialisme, qu’il déteste.

Au-delà, la critique porte sur bien des aspects de la politique politicienne : « Quand un parti est malade, nous nous gardons soigneusement de faire venir les médecins : ils pourraient diagnostiquer les ambitions individuelles aigües, la boulangite, la parlementarite, la concurrencite, l’autoritarite, l’unitarite, l’electolâtrie… »

Péguy adore créer des néologismes, développer des énumérations fantasques (on pense parfois à Rabelais), inventer la singulière syntaxe qu’il déploiera de livre en livre. Et déjà les grands thèmes de son œuvre apparaissent. Ainsi les « hussards noirs de la République » sont déjà là : « Si ce village de Seine-et-Oise ne meurt pas dans la fureur et les laides imbécillités de la dégénérescence alcoolique, si l’imagination de ce village arrive à surmonter les saletés, les horreurs et les idioties des radio feuilletons, nous n’en serons pas moins redevables à ce jeune instituteur que nous n’en serons redevables au Collège de France. »

Il y a la défense des peuples opprimés, et d’abord de l’Arménie (sujet toujours d’actualité !) :« Le massacre des Arméniens […] est sans doute le plus grand des massacres des temps modernes (…]. Et l’Europe n’a pas bougé. La France n’a pas bougé. La finance internationale nous tenait. »

Il y a aussi, comme dans la première et jusque dans la deuxième Jeanne d’Arc, le refus radical d’admettre qu’« il y eût une souffrance éternelle, et une maladie éternelle, et une mort éternelle. » Le « croyant anticlérical » que fut Péguy n’a jamais supporté l’idée de la damnation.

Comme l’écrit Claire Daudin dans le compte rendu de ce livre paru dans le dernier numéro de L’Amitié Charles Péguy, « le Péguy jeune, des tout débuts des Cahiers de la Quinzaine, est encore à découvrir, et pourtant il est déjà prophétique. »

Jean-Pierre Sueur