La récente disparition du philosophe Bruno Latour a suscité nombre d’articles sur une œuvre novatrice explorant de nombreux champs du savoir – une œuvre qui ouvre de multiples pistes pour penser un monde en mutation.
Mon ami Éric Thiers, président de l’Amitié Charles Péguy, m’a justement rappelé que Bruno Latour s’était – aussi – intéressé aux écrits et à l’écriture de Charles Péguy. C’est ainsi que l’on trouve l’un de ses textes intitulé « Pourquoi Péguy se répète-t-il ? Péguy est-il illisible ? » dans un ouvrage reprenant les actes d’un colloque tenu à Orléans les 6 et 7 septembre 1973 à l’occasion du centenaire de la naissance de Charles Péguy sur le thème « Péguy écrivain ». Ce texte fut donc d’abord une communication orale donnant lieu à un débat lors de ce colloque introduit et largement animé par Roger Secrétain.
On le sait, Charles Péguy a écrit qu’il n’y a pas une seule répétition dans toute son œuvre. Et c’est vrai que si les mêmes motifs, les mêmes structures, les mêmes formes reviennent, notamment de vers en vers, c’est toujours avec des changements, des variations qui constituent en complément à l’écriture linéaire une écriture verticale lourde de sens – comme dans une symphonie, les mêmes mouvements reviennent. Ce sont les mêmes, mais ils reviennent toujours différemment.
C’est ce que perçoit, ce qu’explique remarquablement Bruno Latour que je me contenterai de citer. Pour lui, chez Charles Péguy, « à la temporalité linéaire, progressive et transitive » vient s’ajouter « la temporalité refluante, descendante, ressourçante et verticale. »
Il ajoute : « Nous n’aurions jamais découvert cette nouvelle logique si Lévi-Strauss n’avait appliqué aux mythes (lesquels parlent aussi de l’essentiel) une semblable distorsion. En récrivant le récit continu de façon à placer sur des lignes verticales les sections du texte qui ont même tonalité, il obtient un nouveau sens qui est saisi par la continuelle redite des textes transversaux. »
Et il écrit encore : « L'accumulation des mots, des parenthèses, des redites n’exhausse pas une formule ultime, mais enracine de plus en plus puissamment l’origine. À chaque mot nouveau, le premier mot devient encore plus premier. »
On le voit, Bruno Latour a perçu, bien au-delà des commentaires et critiques convenus, ce qui fait l’incomparable force de l’écriture de Charles Péguy, dès lors qu’on la prend pour ce qu’elle est, –dans sa plénitude.
Jean-Pierre Sueur