La revue Renaissance de Fleury publie, dans son numéro de décembre 2022, un article de Jean-Pierre Sueur sous ce titre : « Péguy est-il illisible ? » C’est un titre un peu provocateur, auquel Jean-Pierre Sueur répond en toute clarté – « Oui, contrairement aux légendes, Péguy est lisible, plus que lisible ! » – exemple à l’appui.
Nous publions ci-dessous trois extraits de cet article.
Cette livraison de Renaissance de Fleury contient un autre article de Jean-Pierre Sueur intitulé « La Loire de Péguy » ainsi que des textes d’Yves Avril, de Jacqueline Cuche et de Pierre Fesquet.
 
Les extraits
Péguy est-il illisible ? À ceux qui poseraient cette question singulière, je répondrais immédiatement que le fait même qu’ils la posent… démontre qu’ils ne l’ont pas lu ! Car est-il, justement, un écrivain plus lisible que Charles Péguy ?
Ouvrons pour commencer Les Mystères publiés à la fin de sa trop courte vie, entre les années 1910 et 1913 – et dont le premier reprend en partie la première Jeanne d’Arc parue en 1897.
Lisons – c’est un exemple entre cent ou mille autres – la description de la Nuit à laquelle s’adresse son Créateur dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu :
 
« Nuit, tu es la seule qui panses les blessures
Les cœurs endoloris. Tout démanchés.
Tout démembrés.
Ô ma fille aux yeux noirs […]
Ô ma nuit étoilée, je t’ai créée la première
Toi qui endors, qui ensevelis déjà
Dans une Ombre éternelle
Toutes mes créatures.
Les plus inquiètes, le cheval fougueux,
La fourmi laborieuse
Et l’homme, ce monstre d’inquiétude. »
 
Dans ce texte, et tant d’autres, nulle obscurité – si ce n’est celle de la Nuit, dotée cependant de belles clartés. Est-il une littérature moins limpide, moins fluide que celle-là ?
Ce qui caractérise cette écriture c’est sa transparence. Nul apprêt. Le sentiment que les mots coulent de source. Nulle figure qui viendrait orner pesamment le cours du texte, comme d’inutiles et de surabondantes fioritures. Une rhétorique de la simplicité, qui semble l’inverse de la rhétorique. Nombre de figures de style, de comparaisons et de métaphores cependant, mais apparaissant de manière très naturelle.
(…)
Mais, nous dira-t-on, tous les textes de Péguy ne procèdent pas du même réalisme, de la même transparence que Les Mystères. Et il est vrai que l’écriture de Péguy relève de plusieurs registres, même si, on le verra, tout s’enchaîne et si les uns préparent les autres.
Ainsi, dans les multiples textes en prose qu’il a publiés dans Les Cahiers de la Quinzaine créés par Péguy en 1900 pour « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste », qui relèvent à la fois du journalisme et de la réflexion philosophique, politique, religieuse, de l’étude de mœurs, de la description, de la dénonciation, de la diatribe, de l’admonestation, de l’invocation, Péguy se met constamment en scène. Il ne triche pas. Il est lui-même.
Et ce qui frappe, au-delà de la très grande diversité des écrits et des sujets traités, c’est une tendance qui culminera, avec le temps, dans ses dernières œuvres en prose et œuvres posthumes, en vertu de laquelle le mouvement de la pensée et le mouvement de l’écriture font un, sont un. Il théorise cela dans l’un de ses ouvrages intitulé Clio : « Un texte devient illisible aussitôt que nous avons l’impression que la main attend après la tête, que la plume attend la pensée ». Et quand il est emporté, entraîné dans le mouvement de l’écriture, il ne s’arrête pas, il continue, il va jusqu’au bout « comme un cheval qu’on crève. »
Cela a une conséquence. C’est que Péguy nous offre, nous restitue l’écriture s’écrivant. Il n’y a pas de brouillon, pas de premier état du texte avant le deuxième ou le troisième (même si l’étude des manuscrits montre qu’il peut aussi peaufiner ses œuvres).
C’est une conception, à certains égards, moderne de l’écriture. La conséquence, c’est qu’il faut se laisser entraîner, se laisser emporter par une prose qui est premier jet, quitte à revenir ensuite sur elle-même, à s’écarter du premier mouvement, à y revenir, pour aller plus loin, et ainsi de suite. Alors, si l’on accepte ce postulat, oui, Péguy est lisible, encore et toujours plus lisible.
(…)
Au total, victime de récupérations successives, de malentendus, d’idées toutes faites (Péguy écrivait : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite »), la rumeur selon laquelle  Péguy serait illisible a pu prospérer. Mais comme toutes les rumeurs, celle-là n’est pas la vérité, elle est même le contraire de la vérité ! J’espère vous en avoir persuadé. Et si vous ne l’étiez pas encore, je me permets un conseil : lisez-le !