Article paru dans le numéro de décembre 2022 de la revue La renaissance de Fleury
 
Péguy est-il illisible ? À ceux qui poseraient cette question singulière, je répondrais immédiatement que le fait même qu’ils la posent… démontre qu’ils ne l’ont pas lu ! Car est-il, justement, un écrivain plus lisible que Charles Péguy ?
Ouvrons pour commencer Les Mystères publiés à la fin de sa trop courte vie, entre les années 1910 et 1913 – et dont le premier reprend en partie la première Jeanne d’Arc parue en 1897.
Lisons – c’est un exemple entre cent ou mille autres – la description de la Nuit à laquelle s’adresse son Créateur dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu :
 
« Nuit, tu es la seule qui panses les blessures
Les cœurs endoloris. Tout démanchés.
Tout démembrés.
Ô ma fille aux yeux noirs […]
Ô ma nuit étoilée, je t’ai créée la première
Toi qui endors, qui ensevelis déjà
Dans une Ombre éternelle
Toutes mes créatures.
Les plus inquiètes, le cheval fougueux,
La fourmi laborieuse
Et l’homme, ce monstre d’inquiétude. »[1]
 
Dans ce texte, et tant d’autres, nulle obscurité – si ce n’est celle de la Nuit, dotée cependant de belles clartés. Est-il une littérature moins limpide, moins fluide que celle-là ?
Ce qui caractérise cette écriture c’est sa transparence. Nul apprêt. Le sentiment que les mots coulent de source. Nulle figure qui viendrait orner pesamment le cours du texte, comme d’inutiles et de surabondantes fioritures. Une rhétorique de la simplicité, qui semble l’inverse de la rhétorique. Nombre de figures de style, de comparaisons et de métaphores cependant, mais apparaissant de manière très naturelle.
Qu’on ne s’y trompe pourtant pas. Cela a demandé à l’écrivain beaucoup de temps, de marches inspirées dans Paris ou la campagne, de réflexions – en un mot de travail !
Pour certains, cette écriture aurait finalement le tort d’être trop transparente, et de souffrir de mièvrerie, comme d’anciens catéchismes.
Mais, là encore, quelle erreur !
C’est le contraire d’une littérature infantilisante.
Les rapports de Péguy à la foi furent – on le sait – complexes. Ce serait une erreur, trop souvent faite, hélas, que de voir en lui, y compris quand il revient à une foi qu’il a délaissée, un simple fidéiste.
Non, il y a dans l’Église des choses qui le révulsent. Et il y a dans la religion de sublimes raisons de croire, auxquelles il adhère. Il y a aussi des réalités qu’il ne comprend pas et qui le révoltent. Ainsi le Mal. La petite Jeanne d’Arc ne peut accepter qu’il y ait des damnés. Elle considère que c’est un scandale. Cette question travaillera, torturera Peguy.
Jeanne se propose de se donner tout entière pour « sauver les damnés ». Et Madame Gervaise lui répond avec une totale brutalité :
 
« Taisez-vous ma sœur : vous avez blasphémé.
Car si le fils de l’homme, à son heure suprême
Clama plus qu’un damné l’épouvantable angoisse
Clameur qui sonna faux comme un divin blasphème
 
C’est que le Fils de Dieu savait que la souffrance
Du fils de l’homme est vaine à sauver les damnés.
Et s’affolant plus qu’eux de la désespérance,
Jésus mourant pleura sur les abandonnés. »[2]
 
On le voit : nulle mièvrerie – pas plus que dans le récit de la Passion que Péguy décrit avec un total, un absolu, réalisme :
 
« Sa gorge lui faisait mal.
Qui lui cuisait.
Qui lui brûlait.
Qui lui déchirait.
Sa gorge sèche et qui avait soif.
Son gosier sec.
Son gosier qui avait soif.
Sa main gauche qui brûlait.
Et sa main droite.
Son pied gauche qui lui brûlait.
Et son pied droit.
Parce que sa main gauche était percée.
Et sa main droite.
Et son pied gauche était percé.
Et son pied droit.
Tous ses quatre membres.
Et son flanc qui lui brûlait.
Son flanc percé.
Son cœur percé.
Et son cœur qui lui brûlait.
Et son cœur consumé d’amour.
Son cœur dévoré d’amour. […]
 
Et c’est alors qu’il sut la souffrance infinie
C’est alors qu’il connut, c’est alors qu’il apprit
C’est alors qu’il sentit l’infinie agonie
Et cria comme un fou l’épouvantable angoisse. 
Clameur dont chancela Marie encor debout »[3]
 
Mais, nous dira-t-on, tous les textes de Péguy ne procèdent pas du même réalisme, de la même transparence que Les Mystères. Et il est vrai que l’écriture de Péguy relève de plusieurs registres, même si, on le verra, tout s’enchaîne et si les uns préparent les autres.
Ainsi, dans les multiples textes en prose qu’il a publiés dans Les Cahiers de la Quinzaine créés par Péguy en 1900 pour « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste »4, qui relèvent à la fois du journalisme et de la réflexion philosophique, politique, religieuse, de l’étude de mœurs, de la description, de la dénonciation, de la diatribe, de l’admonestation, de l’invocation, Péguy se met constamment en scène. Il ne triche pas. Il est lui-même.
Et ce qui frappe, au-delà de la très grande diversité des écrits et des sujets traités, c’est une tendance qui culminera, avec le temps, dans ses dernières œuvres en prose et œuvres posthumes, en vertu de laquelle le mouvement de la pensée et le mouvement de l’écriture font un, sont un. Il théorise cela dans l’un de ses ouvrages intitulé Clio : « Un texte devient illisible aussitôt que nous avons l’impression que la main attend après la tête, que la plume attend la pensée »5. Et quand il est emporté, entraîné dans le mouvement de l’écriture, il ne s’arrête pas, il continue, il va jusqu’au bout « comme un cheval qu’on crève. »6
Cela a une conséquence. C’est que Péguy nous offre, nous restitue l’écriture s’écrivant7. Il n’y a pas de brouillon, pas de premier état du texte avant le deuxième ou le troisième (même si l’étude des manuscrits montre qu’il peut aussi peaufiner ses œuvres).
C’est une conception, à certains égards, moderne de l’écriture. La conséquence, c’est qu’il faut se laisser entraîner, se laisser emporter par une prose qui est premier jet, quitte à revenir ensuite sur elle-même, à s’écarter du premier mouvement, à y revenir, pour aller plus loin, et ainsi de suite. Alors, si l’on accepte ce postulat, oui, Péguy est lisible, encore et toujours plus lisible.
Prenons, presque au hasard, son livre sur Victor Hugo – Victor-Marie, comte Hugo8 – dans lequel Péguy parle de Victor Hugo, mais surtout de lui-même – sans le dire. On y lit, s’agissant de l’une des strophes de Booz endormi9 que nous sommes« dans ce sédiment, dans ce grand limon, et Ruth se demandait, en fin de strophe, annonçant la strophe décisive, la strophe coronale, l’isolant, la coupant aussi, la laissant suspendue, en suspens, suspendue sur notre tête comme une montagne carrée… »10 Il faudrait tout citer, mais on ne le peut pas. Car tout s’enchaîne. Péguy écrit que la même strophe est « lançante ». Et qu’elle nous mène à ces vers sublimes :
« Quel dieu, quel moissonneur d’un éternel été
Avait en s’en allant négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles. »11
 
Péguy explique magnifiquement combien, de vers en vers, avec même des vers « de remplissage »
- mais du remplissage « de lui » dit-il12 –, le mouvement se cristallise en des formules lapidaires.
… Mais Péguy parle de lui ! Il suffit de le lire, de se laisser entraîner par le flux de son écriture pour trouver, par exemple dans Notre Jeunesse, cette phrase qui restera dans les mémoires : « Tout commence en mystique et finit en politique. » Et on lit un peu plus loin : « L’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système, la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance. »13
Et il faut pareillement se plonger dans les œuvres en vers dont on peut penser qu’elles ont été préparées par les œuvres en prose qui les ont précédées (ou ont été publiées concomitamment).
Le principe est le même. Le mouvement de la pensée et celui de l’écriture sont indissociables.
Certes, il y a les règles de la versification. Mais à ceux qui y verraient des contraintes, je répondrai plutôt que ces mêmes règles (auxquelles s’apparentait celle des trois unités) n’ont pas empêché Corneille ni Racine d’écrire leurs chefs-d’œuvre. J’ajouterai même : au contraire. Ainsi, s’agissant de poèmes célèbres comme la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Paris :
« Étoile de la mer, voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés […]
 
Étoile du matin, inaccessible reine
Voici que nous marchons vers notre votre illustre cour
Et voici le plateau de notre pauvre amour.
Et voici l’océan de notre immense peine. »14
 
ou s’agissant de cette immense épopée intituléeÈve, chef-d’œuvre méconnu :
« Ô mère ensevelie lors du premier jardin
Vous n’avez plus connu ce climat de la grâce
Et la vasque et la source et la haute terrasse
Et le premier soleil sur le premier matin.
 
Et les bondissements de la biche et du daim
Nouant et dénouant leur course fraternelle
Et courant et sautant et s’arrêtant soudain
Pour mieux commémorer leur vigueur éternelle. »15
 
Le cadre rythmique, mais aussi syntaxique, est pleinement magnifié par Péguy qui nous explique, s’agissant d’Ève, dans un commentaire lumineux16, que ce poème procède de l’art de la tapisserie. Il est à l’entrecroisement d’une lecture horizontale, linéaire, et d’une lecture verticale où les mots changeants situés aux mêmes places, de vers en vers, composent une autre syntaxe et, partant, d’autres significations. C’est aussi, si l’on veut, une symphonie.17
 Et là encore s’agissant toujours d’Ève, œuvre - indissociablement- lyrique, épique et satirique, œuvre circulaire, dont l’objet est l’histoire de l’humanité et du Salut, défiant la chronologie, comme les idées toutes faites, il faut se laisser entraîner, envahir, faire corps avec la force de la création littéraire. Mais qui dira, dès lors qu’on laisse le mouvement, la respiration, les rythmes, les scansions propres du poème nous guider et nous emporter, que ce n’est pas lisible ?
Restent les quatrains :
« Cœur qui a tant battu
D’amour et de haine
Cœur qui ne battra plus
De tant de peine. »18
 
poèmes lyriques, poèmes d’amour et de doute que Péguy nous a laissés, chaque strophe sur une page différente, si bien qu’on n’est pas sûr de l’ordre dans lequel il faudrait les lire19, qui, une fois encore, défient le commentaire. Il suffit, à nouveau, de se laisser entraîner : ce sont les poèmes d’un cœur qui a tant battu.
Au total, victime de récupérations successives, de malentendus, d’idées toutes faites (Péguy écrivait : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite »20), la rumeur selon laquelle  Péguy serait illisible a pu prospérer. Mais comme toutes les rumeurs, celle-là n’est pas la vérité, elle est même le contraire de la vérité ! J’espère vous en avoir persuadé. Et si vous ne l’étiez pas encore, je me permets un conseil : lisez-le !
Jean-Pierre Sueur
 

[1] Charles Péguy, Œuvres poétiques et dramatiques (désormais OPD), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. 764.
[2] OPD, p. 117 et 464
[3] OPD, p. 472, 473 et 523
4  Charles Péguy, Œuvres en Prose Complètes (désormais OPC), Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard ; p. 291-292
5  OPC III, p.  1102
6  OPC III, p. 1103
7  Voir à ce sujet le dialogue entre Jean-Pierre Sueur et Éric Thiers, Amitié Charles Péguy, n° 175, juillet-septembre 2021, p. 235 à 248
8  OPC III, p. 161 à 345
9  Victor Hugo, La légende des siècles, D’Ève à Jésus, VI
10  OPC III, p. 261-262
11  Victor Hugo, ibid.
12  OPC III, p. 261
13  OPC III, p. 20
14  OPD, p. 1139-1140
15  OPD, p. 1177
16  OPD, p. 1518 à 1537
17  Sur Ève, tapisserie et symphonie, voir Jean-Pierre Sueur : Charles Péguy ou les vertiges de l’écriture, éd. du Cerf, 2021, p. 102 à 201
18  OPD, p. 955
19 Voir Julie Sabiani : La Ballade du cœur, poème inédit de Charles Péguy, éd. Klincksiek, 1973
20 Note conjointe sur M. Descartes, OCP III, p. 1278 à 1477