argent peguyCe fut déjà le cas pour Notre Jeunesse en 2010.
Je crains que ce soit la même chose pour L’Argent, et que nul ne se souvienne, à Orléans qu’il y a un siècle exactement – en 1913 –, Charles Péguy publiait dans Les Cahiers de la Quinzaine ce livre, L’Argent, qui prend sa source et son sens à Orléans, ce livre dont certaines pages auront marqué notre littérature, auront été citées partout, sont devenues des symboles, et qui n’existerait pas, n’aurait pas de sens, si Péguy n’avait pas vécu à Orléans son existence singulière – ce livre, donc, qui est, avec un autre ouvrage intitulé Pierre, substantiellement lié à notre ville, présente à chaque page.
On oublie que les villes ne sont pas seulement faites de pierres. Elles sont faites des « pierres vives » que sont les œuvres de ceux qui y ont vécu et qui y ont laissé leur trace, leur mémoire, leur pensée, leur art, leur prose et leur poésie – lumières que les temps n'éteignent pas, sauf si on se détourne d’elles.
Je me lance donc.
L’Argent, c’est d’abord, résumé en une phrase, un hymne au travail bien fait et à la probité de l’artisanat du faubourg de Bourgogne : « J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales ».
L’Argent, c’est un hymne à l’Ecole Normale d’Orléans, faubourg de Bourgogne, qui était « le foyer de la vie laïque, de l’invention laïque dans tout le département » et qui « était un modèle en cela et en tout pour les autres départements ». « Le jardin était taillé comme une page de grammaire et donnait cette satisfaction parfaite que seule peut apporter une page de grammaire. Les arbres s’alignaient comme de jeunes exemples. (Avec seulement le jeu d’exceptions qu’il faut, les quelques exceptions qui confirment la règle) ».
L’Argent, c’est, bien sûr, un hymne aux « hussards noirs de la République » qu’étaient les normaliens et les instituteurs : « Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes, sévères, sanglés. Sérieux et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence ».
L’Argent, c’est un hymne à l’école annexée à l’Ecole Normale qui servait d’école d’application où Charles Péguy fut élève et où les normaliens apprenaient leur métier – et « c’était une grande question parmi les bonnes femmes du faubourg de savoir si c’était bon pour les enfants, de changer comme ça de maître tous les lundis matin ».
L’Argent, c’est un hymne à Théophile Naudy. On a bien fait de donner son nom à une rue d’Orléans. Théophile Naudy était le directeur de l’Ecole Normale. C’est lui qui envoya Péguy faire des études, qui attrapa le petit Péguy « par la peau du cou » et déclara : « Il faut qu’il fasse du latin » - si bien que lui, issu du peuple, fut élève du lycée Pothier, puis de l’Ecole Normale Supérieure. Péguy sait qu’il n’aurait jamais été l’écrivain qu’il fut sans Naudy. Il sait ce qu’aucun « fils de bourgeois qui entre en sixième n’aurait pu comprendre » : « J’étais déjà parti, j’avais déjà dérapé sur l’autre voie, j’étais perdu quand M. Naudy, avec cet entêtement de fondateur, avec cette sorte de rude brutalité qui faisaient vraiment de lui un patron et un maître, réussit à me ressaisir et à m’envoyer en sixième ».
L’Argent, c’est un hymne à l’enseignement primaire et secondaire – aux maîtres qu’eut Péguy à Orléans – et, concomitamment, une diatribe contre la Sorbonne, les sorbonnards et le « monde moderne », sujet d’une colère qui s’étendrait sur des centaines de quatrains d’Eve.
L’Argent, c’est un hymne à l’enfance. « Nous étions des petits paysans sérieux de cette ville sérieuse ». Charles Péguy quitte le faubourg pour se rendre au catéchisme à Saint-Aignan ; il parcourt la rue de l’Oriflamme et « traverse le cloître froid comme une cave sous les marronniers lourds ». Il écrit : « Nos jeunes vicaires nous disaient exactement le contraire de ce que disaient nos jeunes élèves-maîtres (…) Nous ne nous en apercevions pas. La République et l’Eglise nous distribuaient des enseignements diamétralement opposés. Qu’importaient, pourvu qu’ils fussent des enseignements ».
L’Argent, ce sont aussi des pages qu’il m’est moins facile d’évoquer : il faut relire le livre de Géraldi Leroy, Péguy entre l’Ordre et la Révolution, pour comprendre l’affection qui a lié Jaurès et Péguy et comment celle-ci se mua au fil du temps en son contraire. C’est une longue histoire.
L’Argent, en tout cas, c’est une nouvelle illustration du fait que Péguy est résolument inclassable. Il refuse tous les dogmes. Sa pensée est ouverte et c’est pourquoi il reste d’une singulière actualité.
L’Argent était, encore récemment, un livre difficile à trouver puisque, bien que partout cité, on ne pouvait le trouver que dans la bibliothèque de La Pléiade ou dans l’ancienne édition parue chez Gallimard.
Mais en cette année de grâce 2013, les Editions des Equateurs ont eu l’idée de republier cette œuvre avec une préface éclairante d’Antoine Compagnon.
Ne vous en privez pas : il vous en coûtera dix euros !
Jean-Pierre Sueur
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