C’est une somme, absolument sans précédent, que nous livre France Brel, fille de Jacques, avec cet ouvrage de 632 pages qui rassemble non seulement toutes les chansons enregistrées de Jacques Brel, mais aussi un grand nombre de chansons et de textes jusqu’ici inédits.

Inutile de dire que ce livre où chaque texte, connu ou inédit, se trouve commenté, mis en situation, éclairé par de multiples citations n’est pas vraiment objectif. Ce n’est d’ailleurs ni son objet ni son propos. France fait preuve d’une vraie passion pour son père et son œuvre. Elle ne le cache pas et ne s’en cache pas. Ce n’est pas pour autant un panégyrique. C’est plutôt une mise en lumière.

Tous ceux qui aiment Jacques Brel, cet éternel adolescent qui détestait ceux qu’il appelait « les adultes », cet aventurier qui voulait toujours « aller voir », ce chanteur qui s’épuisait dans des tournées sans fin qu’il sut cependant, à l’inverse de tant d’autres, arrêter net, ce créateur qui ne voulait pas se répéter, qui s’investit dans la comédie musicale, quitte à s’épuiser encore dans L’homme de la Mancha, qui se fit comédien, réalisateur de deux longs métrages, aviateur et navigateur, pour « aller voir » encore, toujours plus loin, ailleurs, – tous ceux, donc, qui aiment son œuvre, avec ses forces et ses faiblesses, ses grandeurs et ses excès, l’œuvre d’un homme qui était « frère de colère » et « frère de tendresse », tourneront avec plaisir les pages de ce gros livre qui décourage l’analyse, mais au sein duquel je suis tombé sur des trouvailles que j’énumérerai avec vous, si vous voulez bien me suivre dans ce voyage désordonné. J’en ai retenu trente-cinq. Il pourrait y en avoir bien davantage…

1. Les œuvres de jeunesse de Jacques Brel sont prolifiques. France nous expose que l’un de ses tout premiers textes intitulé « Chemineau », écrit alors que son auteur avait seize ans, et qu’elle publie intégralement, comptait déjà nombre de thèmes qu’il développera ensuite. Le chemineau, c’est le César, qu’on retrouvera dans l’Aventure. Il y a déjà Madeleine. Et l’on marche déjà sur des chemins de halage.

2. À dix-huit ans, Jacques Brel devient le directeur d’une revue qui s’appelle Le grand feu. On lit dans l’éditorial du premier numéro qu’il s’agit de « remplacer ce goût bourgeois du confort et du luxe par le désir que la vie soit quand même plus utile à quelque chose. »

3. Dans une chanson de jeunesse inédite, Les gens, Jacques Brel s’insurge contre « ceux qui se disent heureux parce qu’ils sont des bigots. »

4. L’une des premières chansons enregistrées de Jacques Brel, Ça va, le diable, fut chantée dès 1954 par Juliette Gréco, bien qu’elle fût, selon elle, strictement « inchantable. » C’était une sorte de défi. Elle rappelle souvent l’émotion que la saisit quand cet inconnu, maigre et dégingandé, débarqua chez elle, timide, la guitare à la main, pour la lui chanter. Elle la chanta lors de son premier récital à l’Olympia. Jacques lui en fut « éternellement reconnaissant. » On ne croirait pas aujourd’hui que cela fût possible, mais la chanson fut interdite sur les antennes publiques en Belgique.

5. Le premier disque de Jacques Brel édité en France (un tout premier avait été édité en Belgique) compte la chanson La haine où il est dit que « L’amour est mort. » La toute dernière chanson qu’il a enregistrée – l’avant-dernière du livre – s’appelle L’amour est mort. Elle ne fut diffusée que plusieurs années après la mort de son auteur.

6. Sur la place est un chef d’œuvre. On apprend que cette chanson qui décrit les fenêtres qui se ferment lorsqu’une fille danse et chante fut inspirée par « Caroline, la Gitane qui tournait la manivelle d’un orgue de Barbarie en virevoltant, un tambourin à la main, pour se donner la cadence, sur la digue de la station balnéaire de Wenduine et qui fascine l’enfant Jacky lors de ses vacances sur le bord de la mer du Nord. » France Brel nous offre, à l’occasion de cette chanson, d’utiles remarques sur le passage du on au nous. On verra dans la totalité du livre son attachement aux pronoms et à leurs variations. Plus tard, « Les fenêtres » dans la chanson éponyme s’ouvriront plus largement sur la poésie et les pesanteurs de la vie sociale avant de se fermer pour « aider les amants à s’aimer. »

7. Quand il quitte la fabrique de carton familiale où il « s’ennuyait à hurler » pour tenter de devenir chanteur à Paris, Jacques Brel « recevra son salaire pendant les douze mois prévus pour cette période d’essai. » Quand cette période fut achevée, « il dut rembourser l’avance… avec les intérêts… »

8. Grand Jacques, chanson du premier disque paru en France, s’adresse à son auteur et dénonce « la facilité à faire semblant. » Brel commente : « Je trouve que celui qui ne doute pas doit être malheureux puisqu’il n’a plus rien à découvrir. On a dit que le rire était le propre de l’homme. Moi je crois que c’est le doute. »

9. Quand on n’a que l’amour. Pour France Brel : « Comme le héros de "Chemineau", mon père ne se sent plus barbare et les vers de son crescendo l’emportent vers la puissance de l’oubli de soi. Sans avoir rien à perdre, il veut gagner de nouvelles terres inconnues : le cœur du public. »

10. Le colonel. Toujours France Brel : « Dans ce texte, le colonel s’ennuie, tout comme le faisait avec conviction le caporal Brel. Mais dans sa réalité quotidienne, Jacques n’a pas, n’a plus, le temps de s’ennuyer, ayant parfois sept cabarets à assumer en une nuit. »

11. Je ne sais pas. Jacques Brel adore la harpe. Et François Rouber, l’orchestrateur de nombre de ses chansons, lui fait « en plus de son amitié, l’immense cadeau de pouvoir enregistrer accompagné par d’excellents musiciens classiques reconnus, comme la célèbre harpiste Lily Laskine. »

12. Barbara fut l’interprète du premier film de Jacques Brel. Elle y interprétait Léonie. Jacques disait à son propos : « Je crois qu’on ne peut pas présenter Barbara parce que Barbara c’est le mystère et le mystère ne se présente pas. »

13. Jacques Brel admirait le père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD – Quart Monde. Il alla le voir à Noisy-le-Grand. Comme, plus tard, il chanta gracieusement dans les sanatoriums. C’est en hommage au père Wresinski qu’il introduisit ce couplet dans la chanson Voici – que Barbara devait aussi interpréter :
« Qu’en vos faubourgs délavés
Des prêtres en litanie
Sont devenus ouvriers. »

14. Toujours Jacques Brel, à propos de son tour de chant : « J’aime ça même si je suis claqué. Si tu voyais la tête que j’ai sous mon fond de teint !... Hier c’était samedi. Je passe mon tour ici. Je bondis à la télé, je reviens chanter ici. Et puis je regalope à la télé et je passe un tour à un premier gala, un dernier tour ici et puis, vers les deux heures du matin, je me produis à une fête de charité. Bilan : aujourd’hui, je suis mort. »

15. Les « Litanies pour un retour » (« Mon cœur, ma mie, mon âme… ») sont inspirées par la dernière lettre écrite par Beethoven, qui ne fut jamais envoyée : « Mon ange – mon tout, mon moi… »

16. Sur Ne me quitte pas, Jacques Brel : « On compose une chanson pour trois mots. Trois mots qui vous transpercent le cœur, un jour, on ne sait pourquoi. Ils vous assaillent n’importe où, chez des amis, en lisant, en conduisant. Pour ces trois mots, on écrit un poème. On cherche des phrases qui les énumèrent, qui les encerclent. Ce qu’il y a d’important, ce sont les trois mots : le reste, c’est du remplissage. »

17. Jacques Brel commence son premier Olympia en 1961 par Les prénoms de Paris, chanson qui se termine par « Paris je reviens. » France Brel : « Cette phrase serait-elle une allusion à sa première prestation passée totalement inaperçue sur cette même scène en 1954, du temps où personne ne lui avait demandé d’arriver ? »

18. Le plat pays. Sait-on que Jacques Brel restait « méfiant sur la qualité de ce texte, estimant l’avoir écrit rapidement ? » (France Brel). Sait-on que ce chef d’œuvre fut écrit sur les bords de la Méditerranée, à Roquebrune exactement ? Sait-on enfin que Jacques Brel était très attaché, dans son orchestration, à « ce son venu d’ailleurs que produisent les ondes Martenot » ?

19. Bruxelles. L’une des toutes premières chansons de Jacques Brel, demeurée inédite, portait déjà ce nom. Il y est question des « étincelles des trams » et des « serpents de néon » de la place de Broukère. Sait-on que pour les besoins de la cause, ou de la rime, dans la chanson Bruxelles de 1962, beaucoup plus célèbre, Jacques Brel a inventé une « place Sainte-Justine » qui n’existe pas ?
(Ainsi, certains se sont usé les yeux à chercher sur une carte d’Israël la « Jerimadeth » qu’évoque Victor Hugo dans « Booz endormi ». Cette ville n’existe pas : Charles Péguy nous dit que c’est un calembour (« J’ai rime à dais »). Il n’empêche que le vers
« Tout reposait sans Ur et dans Jerimadeth »
est d’une somptueuse beauté).

20. Madeleine. Ce sera la dernière chanson du tour de chant. C’était auparavant Quand on n’a que l’amour. Jamais de « bis » ni de « faux rideau », ni de « faux départ » : « La dernière chanson est vraiment la dernière. »

21. Trois M : Madeleine, Marieke, Mathilde. L’attente, le départ, le retour.

22. Il neige sur Liège. Une chanson, méconnue, faite de pure poésie :
« Il neige, il neige sur Liège
Croissant noir de la Meuse sur le front d’un clown blanc. »

23. Combien de temps faut-il pour faire une chanson ? Jacques Brel : « En moyenne six à huit mois. Il y a cependant des exceptions. Pour "Au suivant", j’ai mis douze minutes, alors que pour "Mathilde », il m’a fallu deux ans et demi. »

24. Les bigotes sont inspirées d’Émile Verhaeren : « Elles jugent, blâment et louent… tous ceux qui passent sur le trottoir d’en face… féroces de leurs parlottes. »

25. J’aimais. Tout est, déjà, inscrit dans l’enfance. Une chanson sur la psychanalyse.

26. La chanson de Jacky. Jacques Brel refuse d’« en arriver à se produire pour un public finissant. » France Brel : « Il se souvient sans doute de sa participation peu glorieuse à un concours sur la scène du casino de Knokke-le-Zoute lors de son premier concours de chanson en 1953 où il a terminé à l’avant-dernière place. »

27. Ces gens-là. S’agissant de Frida, il y avait à la fin un couplet « explicatif » que Jacques Brel a heureusement supprimé. Et c’est beaucoup plus fort ainsi. Ce couplet, c’était :
« Frida, si tu vis encore
Que tu sois loin
Que tu sois vieille
Frida, si tu vis encore
J’aimerais bien que tu te souviennes. »

28. Jacques Brel aimait bien écouter en voiture de la musique classique. Mais il n’y avait alors ni CD, ni cassette. Alors – nous dit France –, « il écoutait souvent Radio Vatican »« il y avait de la musique classique. »

29. Jacques Brel s’est engagé avec ses musiciens pour soutenir Pierre Mendès France, qu’il admirait. Il a dit : « Je trouve désolant qu’un pays comme la France n’ait pas, à la Chambre des députés, un homme de la valeur de Pierre Mendès France. Ce manque est désolant. Il y a des hommes dont on n’a pas le droit de se priver. » Pierre Mendès France les a chaleureusement remerciés.

30. Souvent des mots, des vers passent d’une chanson à l’autre. Sait-on que Mon père disait, l’une des chansons les plus poétiques et intimistes de Jacques Brel, faisait au départ une seule et même chanson avec celle qui est devenue La bière, qui décrit une immense kermesse aux dimensions de l’Europe.

31. À Roubaix, ce fut le tout dernier récital de Jacques Brel. Il était « aphone ». Cela se ressent quand on écoute l’enregistrement. Alors qu’il ne chantait plus cette chanson, il a repris pour la circonstance Le moribond. Adieu…

32. Un mystère. Pourquoi la magnifique chanson intitulée La cathédrale qui nous décrit l’édifice devenu bateau appareiller dans toutes les mers du monde ne fut-elle pas retenue dans le dernier disque de Brel, celui des Marquises ? C’est une question à laquelle France Brel ne répond pas.

33. En revanche, elle fait de belles et justes comparaisons entre Le plat pays et Les Marquises : « Les quatre vents, tournoyant éternellement sur la carrefour de la Belgique, semblent se réunir sur son archipel "perdu en mer" pour faire danser l’alizé qui chante désormais sur ce décor immobile dans lequel, sans geindre, Jacques préserve le cœur voyageur, remettant son avenir au hasard. »

34. Jojo, enfin. Et ce vers :
« Tu frères encore »
où l’on retrouve l’un des traits de style que Jacques Brel, comme Barbara, affectionne. Il s’agit de transformer un mot en un autre relevant d’une autre catégorique lexicale. Ainsi ici le nom devient verbe. Ce procédé a été longuement analysé par le linguiste Lucien Tesnières sous le nom de « translation. »

Promis, quand j’aurai le temps, je ferai un texte sur « la translation chez Jacques Brel » !

35. Merci, France Brel.

Jean-Pierre Sueur

  • Jacques Brel auteur, l'intégrale de ses textes commentés par France Brel, Fondation Jacques Brel