Chacun le sait : les fêtes johanniques d’Orléans sont civiles, militaires et religieuses.

Il y aura cent ans en 2020 que la canonisation de Jeanne d’Arc a été décidée. Cela sera commémoré, fort logiquement, dans l’ordre religieux. On me permettra juste de noter qu’il ne fallut pas moins de cinq siècles pour que l’église catholique canonise Jeanne d’Arc, tant il y eut pendant longtemps de préventions à son égard.

Dès lors que le Vatican est un état et que le pape a le rang de chef d’Etat, il sera juste que les autorités civiles l’accueillent, s’il participait à ces fêtes, avec tous les égards qui lui sont dus.

Mais il me paraît nécessaire que les autorités civiles puissent commémorer l’autre évènement que fut, en 1920, le vote par le Parlement d’une loi - qui est toujours en vigueur - en vertu de laquelle « la République française célèbre annuellement la fête de Jeanne d’Arc, fête du patriotisme » et « cette fête a lieu […] le jour de l’anniversaire de la délivrance d’Orléans ». Autrement dit, la fête de Jeanne d’Arc est devenue avec cette loi une fête nationale.

Je note d’ailleurs que cette loi fut publiquement évoquée dans son discours du 7 mai 2014 par Jacques Blaquart, évêque d’Orléans.

Cette loi, votée par l’Assemblée nationale le 24 juin 1920, avait été adoptée, en première lecture, au Sénat en 1894 ! Il a donc fallu pas moins de 26 ans – et une guerre mondiale – pour qu’elle passe du Sénat à l’Assemblée Nationale. On a connu « navette » plus courte !

La proposition de loi que le sénateur radical de l’Aveyron, Joseph Fabre avait déposée le 30 juin 1884, alors qu’il était député, fut présentée devant le Sénat le 16 mars 1894. Et dès cette séance du 16 mars, l’auteur de la proposition en a énoncé l’objectif : « Jeanne d’Arc n’appartient pas à un parti. Elle appartient à la France ».

Cette phrase, elle fut bien souvent répétée depuis lors, et jusqu’à ces dernières années – tant les récupérations de Jeanne d’Arc, y compris par celles et ceux qui professent des valeurs contraires aux siennes – ont été et restent nombreuses ! Joseph Fabre ajoutait, s’agissant de Jeanne d’Arc : « En elle se personnifie la seule religion qui ne comporte pas d’athées : la religion de la patrie ».

Cette proposition de loi a donné lieu à un long débat au Sénat en 1894.

Lors de ce débat, la droite a présenté un « contre-projet » qui consistait en l’édification d’une statue de l’héroïne à Rouen. Et tout le débat porta sur la question de savoir en quoi il s’agissait justement d’un « contre-projet ». En réalité, les conservateurs voulaient éviter que la « fête nationale » de Jeanne d’Arc fût essentiellement « civile » et « laïque ».

S’ensuivit un débat pour savoir si l’épopée de Jeanne d’Arc était une « légende » (Tristan de l’Angle-Beaumanoir) ou une « histoire » (Joseph Fabre). On se mit d’accord sur une « histoire légendaire ».

Joseph Fabre répondit en dénonçant dans le projet de statue de Rouen une diversion et, en tenant des propos très représentatifs des positions de son parti et de la majorité du Sénat :

« Vos amis politiques ont tout fait pour accaparer Jeanne d’Arc à titre de réclame au profit de la monarchie et de la théocratie » […] « C’est depuis la Révolution que Jeanne d’Arc est devenue populaire » […] « Reste à notre République, à notre Parlement républicain, l’honneur d’acquitter envers Jeanne d’Arc la dette de la patrie que la monarchie n’a pas su payer » […] « Par ses croyances, Jeanne fut de son temps. Par ses vertus, elle domine tous les temps ».

Le vote intervint après un (classique) débat de procédure pour savoir s’il fallait d’abord voter la proposition ou le contre-projet. Joseph Fabre affirma qu’il tenait à se prononcer sur « les deux propositions ».

Finalement, sa proposition de loi fut adoptée par 146 voix contre 100.

Les auteurs du contre-projet le retirèrent. Mais il fut aussitôt repris par le sénateur Waddington, qui transforma le contre-projet en article additionnel. Et c’est ainsi qu’à une large majorité (188 voix contre 21), la proposition de loi fut adoptée. Elle était ainsi rédigée :

  • Article premier - La République française célèbre annuellement la fête de Jeanne d’Arc, fête du patriotisme.

  • Art. 2 – Cette fête a lieu le deuxième dimanche de mai, jour anniversaire de la délivrance d’Orléans.

  • Art. 3 – Il sera élevé en l’honneur de Jeanne d’Arc, sur la place de Rouen où elle a été brûlée vivre, un monument avec cette inscription : « A Jeanne d’Arc, le peuple français reconnaissant ».

Pourquoi fallut-il attendre 26 ans pour que cette proposition de loi fût enfin soumise à l’Assemblée nationale ?

La réponse est dans la remarquable analyse que Jean-Pierre Delannoy a publiée dans la Revue Parlementaire en février 2012. Il y explique qu’ « avec l’affaire Dreyfus et la Séparation qui dressent l’une contre l’autre l’Eglise et la République, l’intention consensuelle de la fête de Jeanne d’Arc est manifestement hors du champ de l’actualité politique ».

Et de nombreuses tentatives connurent le même sort jusqu’à l’intervention de Maurice Barrès qui redéposa la proposition de loi en avril 1920, appuyé par 284 députés, « majoritairement des membres de l’entente républicaine et démocratique, plus dix-neuf radicaux, dont Edouard Herriot et vingt-quatre « indépendants » […] mais aucun socialiste » (J-P Delannoy).

On voit donc que ce qui était au départ un texte signé, en 1884, puis défendu, en 1894, par nombre de députés puis de sénateurs de gauche dans le but d’instaurer une fête civile et laïque afin de ne pas laisser à l’Eglise le monopole du culte de Jeanne d’Arc, allait devenir, sous la « Chambre bleu horizon », une entreprise d’union nationale.

Je veux citer à cet égard l’exposé des motifs de la proposition de 1920, rédigé par Maurice Barrès, qui est très explicite :

« Jusqu’à cette heure, nous n’avons pas abouti. Pourquoi ? Disons-le franchement, il restait un doute dans certains esprits. Quelques-uns craignaient que la fête de Jeanne d’Arc ne fût la fête d’un parti.

Il n’y a pas un Français, quelle que soit son opinion religieuse, politique ou philosophique, dont Jeanne d’Arc ne satisfasse les vénérations profondes. Chacun de nous peut personnifier son idéal. Etes-vous catholique ? C’est une martyre et une sainte que l’Eglise vient de mettre sur les autels. Etes-vous royaliste ? C’est l’héroïne qui a fait consacrer le fils de Saint-Louis par le sacrement gallican de Reims. Rejetez-vous le surnaturel ? Jamais personne ne fut aussi réaliste que cette mystique : elle est pratique, frondeuse et goguenarde, comme le soldat de toutes les épopées ; elle a ses lèvres toutes fleuries de ces adages rustiques qui sont la sagesse de nos paysans ; elle incarne le bon sens français. Pour les républicains, c’est l’enfant du peuple qui dépasse en magnanimité toutes les grandeurs établies, et les révolutionnaires eux-mêmes, en 1793, décorèrent de son surnom, « la bergère », le canon fondu avec le métal de la statue d’Orléans. Enfin, les socialistes ne peuvent pas oublier qu’elle disait : « Les pauvres gens venaient à moi volontiers parce que je ne leur faisais pas de déplaisir », et encore : « J’ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des malheureux ».

« Ainsi, tous les partis peuvent se réclamer de Jeanne d’Arc. Mais elle les dépasse tous. Nul ne peut la confisquer ».

L’allusion était déjà claire dans l’exposé des motifs de Barrès. Mais elle sera explicite dans le rapport sur la proposition de loi signée par le député Félix Gaborit, comme le note Jean-Pierre Delannoy : « Pour la première fois dans un texte parlementaire la canonisation de Jeanne d’Arc est invoquée comme un argument pour un texte de loi ».

On voit donc que l’état d’esprit de 1920 n’est plus celui de 1884 ou de 1894, même si subsiste la volonté que la « fête civile » prenne toute sa place au moment où Jeanne d’Arc est canonisée.

On a même souvent dit qu’il y eut une concurrence entre les deux procédures, la canonisation et le vote de la loi. Elles furent presque concomitantes puisque la seconde intervint un mois à peine après la première. 

J’appelle de mes vœux que l’une comme l’autre puissent être commémorées en 2020 – chacune dans l’ordre dont elle relève.

Jean-Pierre Sueur