Le point de vue de Jean-Pierre Sueur Lors du débat en première lecture au Sénat du projet de loi sur les « responsabilités locales », je suis intervenu à de nombreuses reprises pour contester plusieurs aspects majeurs du texte.
On ne peut donc me taxer d’« opportunisme » si je maintiens ces positions à un moment où, après les élections régionales et cantonales, la plupart des nouveaux présidents de région et beaucoup de présidents de conseils généraux demandent le retrait, ou, à tout le moins le report de ce texte, et où un nombre non négligeable d’élus de l’UMP prennent, à l’instar de Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée nationale, leurs distances avec ce projet de loi.
Il est un point sur lequel je souhaite, au préalable, être parfaitement clair. Il ne s’agit pas, pour moi du moins, de récuser de nouvelles avancées en matière de décentralisation. Celles-ci sont nécessaires.
Mais la « nouvelle étape de la décentralisation » ne peut être réussie que si deux conditions sont réunies :
1) Il faut simplifier notre dispositif afin qu’il soit plus lisible et que l’on sache précisément qui fait quoi, qui est responsable de quoi.
2) Il faut que les transferts de compétences donnent lieu à des transferts financiers correspondant précisément au coût des compétences transférées.
Or, ces deux conditions ne sont pas aujourd’hui satisfaites par le projet de loi qui a été examiné en première lecture par le Sénat puis par l’Assemblée nationale.
Examinons successivement les deux questions.
1) Il faut simplifier le dispositif de la décentralisation.
Si ce projet de loi restait en l’état, je souhaite bon courage à ceux qui auront la charge d’enseigner nos institutions et leurs compétences aux jeunes Français d’aujourd’hui et de demain. Aux financements croisés, aux prérogatives entrecroisées et à l’entrelacs des pouvoirs superposés, ce projet de loi vient en effet ajouter plus de quarante types de conventions qui partageront laborieusement autant de compétences entre l’Etat et les collectivités locales. Si ce projet était adopté en l’état, la prolifération des conventions finirait par obérer la forte idée de contrats – et de contrats de Plan -, rares et efficients, engageant durablement les parties. Chaque collectivité pourrait bientôt se voir dotée, huit années durant, de n’importe quelle compétence au nom du régime de l’expérimentation désormais en vigueur. L’article 111 du nouveau projet de loi permettrait demain à des groupements intercommunaux de mettre en oeuvre toute compétence de la région ou du département. Et ces mesures ne sont qu’un échantillon parmi toutes celles qui aboutiraient peu à peu à un embrouillamini généralisé.
Cela n’est pas le fruit du hasard. Il y a, derrière cette complexité croissante, une conception ultralibérale de la décentralisation, en vertu de laquelle les compétences constituent, au fond, un vaste marché au sein duquel les différentes collectivités sont invitées à se servir – et l’Etat républicain devient insensiblement un Etat résiduel, doté par défaut des compétences que les collectivités locales n’auront pas pu ou pas su adopter. On voit bien les risques d’un tel système par rapport au principe d’égalité. La décentralisation ne doit pas être la loi de la jungle.
2) Il faut plus de clarté et d’équité sur les financements.
Dans le projet de loi examiné en première lecture, on promet aux régions « une partie » de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP) qu’on annonce « modulable », alors que nous sommes dans l’incertitude quant à la faisabilité d’un tel dispositif, eu égard aux règles européennes. Les départements se voient, eux, pourvus d’« une partie » de la taxe sur les conventions d’assurance. Quelle partie ? Les membres du Gouvernement qui se sont exprimés sur ce sujet ont assuré qu’elle serait « suffisante ». Mais ils n’en ont pas dit plus. Et lorsqu’on les a interrogés sur les modalités concrètes de la future péréquation dont pourraient bénéficier les collectivités locales les plus défavorisées, ils se sont enfermés dans le silence, au motif que la référence à la péréquation figure désormais dans la Constitution. Or, il est aujourd’hui impossible d’accroître les charges des collectivités locales sans accroître leurs ressources. Certaines régions auront peut-être les moyens de financer les investissements hospitaliers qu’on leur propose de prendre en charge. Les autres – les plus nombreuses – ne le pourront pas. Et faute de réponse claire quant à leurs ressources, elles seront dans l’incapacité de faire face à ces nouvelles « compétences ». Il s’ensuivra inéluctablement un accroissement des inégalités.
On voit donc qu’il est aujourd’hui prioritaire de débattre de la loi organique sur les financements. Et qu’il est, parallèlement, nécessaire que des précisions soient apportées sur les ressources effectives qui pourront être perçues par les collectivités locales et que des engagements chiffrés soient pris sur le développement, dans les prochaines années, de la péréquation.
Dès lors qu’il y aura sur ces sujets un texte de loi organique et, de surcroît, des engagements financiers précis, ne se limitant pas à des déclarations d’intention, on pourra aller plus loin.
Il faudra alors accepter de tout « remettre à plat » et de reprendre sans tabou la discussion sur la seconde étape de la décentralisation.
Celle-ci ne sera, à mon sens, positive qui si on définit bien ce qui relève de l’Etat - la décentralisation n’est pas la négation de l’Etat - et de chacun des niveaux de collectivités locales, en donnant, en particulier, aux régions et aux agglomérations des compétences à la mesure du rôle croissant qui est le leur en matière d’aménagement du territoire et de développement.
Ce qui veut dire qu’il faudra rompre avec une confusion, une complexité et de lourds risques d’inégalité qui me paraissent contraires à l’esprit républicain - que la nouvelle étape de la décentralisation devrait, au contraire, contribuer à restaurer.

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