Un large débat est aujourd’hui engagé sur le « traité constitutionnel » européen. Dans quelques semaines, tous les membres du Parti Socialiste – auquel j’appartiens - devront se prononcer au terme d’un débat démocratique, ouvert, public. Leur décision sera lourde de conséquences. En effet, si le principal parti de l’opposition prônait le « non », il est très vraisemblable que cela entraînerait un « non » des Français lorsque la question leur sera soumise. C’est pourquoi, je considère qu’il est de ma responsabilité de prendre clairement position. Je suis résolument pour le OUI, et cela principalement pour les cinq raisons suivantes.

1. Je sais tout ce que la construction européenne a apporté aux Français, mais aussi à tous les Européens. Combien de fois nous a-t-on mis en garde contre l’étape suivante de la construction européenne ? Je me souviens de toutes les catastrophes qu’on nous annonçait lorsqu’il était question de l’entrée dans la Communauté Européenne de l’Espagne et du Portugal. Qui, aujourd’hui, considère que c’était une erreur ? De même, qui regrette la mise en place de l’euro ? Au-delà de ces considérations, je veux dire combien l’Europe est nécessaire pour faire entendre la voix des Européens dans le monde. Notre monde se structure aujourd’hui au niveau des « ensembles régionaux » ou des continents. Si nous voulons peser face à une « mondialisation » qui n’est pas maîtrisée et qui accroît les déséquilibres, il faut un pôle fort. L’Europe peut mieux faire entendre notre voix que ne le font chacun de nos pays. Elle peut et doit faire entendre le message suivant : sans règles, sans loi, la mondialisation, c’est une sorte de jungle ; si le marché est nécessaire, il est aussi myope et insuffisant ; si la concurrence est indispensable, il faut des services publics et de solidarité, faute de quoi les sociétés deviennent inhumaines ; tous les droits des êtres humains sont essentiels : droits de l’homme, droit à l’éducation, à la justice, à un environnement de qualité ; enfin, la paix doit être préservée et étendue : depuis sa création, l’Europe a garanti la paix au sein de ses Etats-membres ; elle doit aujourd’hui œuvrer avec beaucoup plus de force pour la paix partout dans le monde et pour la nécessaire lutte contre le terrorisme.

2. Le traité constitutionnel contient des avancées essentielles dans de nombreux domaines. Il intègre la « Charte des Droits fondamentaux ». Il donne plus de pouvoir au Parlement européen et aux citoyens européens. Il dote les pouvoirs publics d’un cadre juridique européen. Il compte nombre d’avancées par rapport aux textes antérieurs pour ce qui est des droits sociaux et du droit du travail : c’est ce qui explique que la Confédération Européenne des Syndicats (qui comprend la grande majorité des syndicats européens et français) l’ait approuvé. Ce texte évoque, pour la première fois, une « économie sociale de marché » qui « tend au plein emploi et au progrès social ». Ces avancées sont très importantes. De surcroît, dans aucun de ces domaines – et d’ailleurs dans aucun autre domaine , il n’y a de recul par rapport aux traités précédents.


3. La plupart des reproches qui sont faits à ce texte par ceux qui préconisent le « non » pourraient davantage être faits aux textes précédents : c'est-à-dire aux traités de Nice, d’Amsterdam, de Maastricht… et même au Traité - fondateur - de Rome ! Si l’on ne souhaite pas accepter ce traité, il ne fallait pas adopter les précédents, et chacun voit bien quelles en auraient été les conséquences de tels refus. François Mitterrand a toujours fait le choix européen en particulier lorsqu’en 1983, la question a été posée de manière très cruciale. Nous ne devons pas le regretter. Certes, l’Europe est « un grand marché ». Elle l’est depuis la création de « marché commun ». Mais rares sont ceux qui proposent d’y substituer une « économie administrée » ! Le XXe siècle nous a plus que montré les méfaits de l’économie administrée. Encore une fois, le marché est un moyen. Il n’est pas une fin en soi. Il ne permet en aucun cas de créer la justice, la solidarité, le plein emploi, l’aménagement du territoire. D’où la nécessité de lois, de règles, de négociations, de services publics, de politiques volontaristes. Tout cela, le traité constitutionnel le permet. A nous de saisir les possibilités qu’il donne pour que l’intérêt général prévale sur les logiques libérales.

4. On nous a dit aussi que ce traité ne pourra être modifié qu’à l’unanimité. C’est vrai. Mais c’est également vrai pour les traités précédents que la France a signés, et notamment le Traité de Rome. Cela n’a jamais empêché les avancées. Cela n’a jamais empêché de préparer puis de mettre en œuvre les étapes suivantes, car c’est la loi de l’histoire. N’oublions pas non plus qu’il y a des domaines dans lesquels la France, tient, à juste titre, à l’unanimité. Ainsi, nous tenons beaucoup à « l’exception culturelle » qui permet à notre culture – et aux cultures d’Europe – de garder sa vitalité, au moment où les lois de l’argent et les technologies de la communication pourraient imposer, aux dimensions du monde, une hégémonie culturelle américaine. Nous avons pu faire inscrire à cet égard dans le texte du traité constitutionnel, des dispositions qui se trouvent mieux garanties par la règle de l’unanimité.

5. Enfin, dire « non », ce serait assurément ouvrir une crise. Mais lorsqu’on ouvre une crise, il faut être certain de pouvoir en sortir dans des conditions plus favorables, par rapport aux raisons qu’on a invoquées pour ouvrir la crise. Or, je ne crois nullement qu’un « non » des socialistes français – puis de la France – ait cette vertu. En réalité, on en reviendrait purement et simplement au texte du Traité de Nice, qui va moins loin dans nombre des domaines que j’ai évoqués précédemment. Ce traité constitutionnel est une étape. Il n’empêche pas d’aller plus loin. Il n’empêche pas tous ceux qui le souhaitent d’œuvrer pour de nouvelles avancées en matière de droits sociaux, de solidarité, de services publics, de culture, d’éducation. C’est une étape. Et au moment où la question nous est posée, je suis persuadé que ce serait lancer un très mauvais signe à tous ceux qui, dans les pays européens – et au-delà – attendent tant de l’Europe, que de faire le choix du retour en arrière.
Jean-Pierre SUEUR

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