Linguistique

  • C’est un livre imposant, qui ne compte pas moins de 685 pages, une somme, fruit de plusieurs décennies de travail que Jacqueline Authier-Revuz nous offre. Et pour faciliter l’accès à cette somme, je dirai d’emblée que l’éditeur (De Guyter) a eu la salutaire idée de publier également le livre en Open acces (ce qui permet, en bon français, d’accéder gratuitement à l’ensemble du texte) – idée que n’ont, hélas, pas tous les éditeurs d’ouvrages universitaires (mais c’est un autre sujet !) – si bien qu’il suffit de composer sur Internet le nom de l’éditeur, de l’autrice et le titre du livre pour avoir accès à la totalité de l’ouvrage (je mentionnerai donc ci-dessous les pages auxquelles je me référerai).

    Mais de quoi s’agit-il dans ce livre ? Il s’agit de toutes les modalités par lesquelles la « parole autre », c’est-à-dire tout ce qui est dit et écrit, tout ce qui a été dit et écrit, s’introduit ou a été introduit dans nos paroles, nos discours, nos écrits.

    J’avais lu jadis un chef d’œuvre de Miguel Angel Asturias intitulé Hommes de maïs dans lequel ce grand écrivain évoque la croyance des tribus d’Amérique du Sud selon laquelle les hommes sont faits de maïs. Celui-ci est la substance dont ils sont pétris.

    Je dirai que, pareillement, les êtres humains sont faits de mots. Ils sont faits, ils sont pétris de langage. Nos propos sont des « paroles parlant de paroles » écrit d’emblée (p. XV) Jacqueline Authier-Revuz. Elle cite aussi Émile Benvéniste pour qui « nous n’atteignons jamais l’homme séparé du langage […] C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet » (p. 503). Et elle insiste : « Chaque discours donne à voir en lui d’autres discours » (p. XXVI). Elle cite encore Merleau-Ponty : « La parole joue toujours sur fond de parole » (p. 6) et fait même des citations et des non citations le marqueur de tout écrit : « Dis-moi qui tu cites, dis-moi qui tu ne cites pas » (p. 487).

    De même que toute littérature s’écrit sur la base – dans la continuité ou la rupture – de toute la littérature qui a précédé, toute parole, qu’il s’agisse de la vie courante ou d’occasions plus solennelles, se réfère continûment à d’autres paroles, inscrit dans son énonciation ces autres paroles, ou s’inscrit en elles.

    Ce sont ces faits qui sont donc constitutifs de toutes les pratiques langagières que Jacqueline Authier-Revuz s’emploie à distinguer, définir, décrire, articuler les uns avec les autres, en créant pour ce faire un appareil critique qui paraîtra abstrait, voire très technique, mais qui témoigne d’une profonde exigence de rigueur intellectuelle.

    On retrouve au départ de simples catégories grammaticales. Il y a le discours direct (Jean dit : « Je vais bien. »), le discours indirect (Jean dit qu’il va bien) et le discours indirect libre (Jean les a rassurés : il va bien).

    Dirais-je ici ma joie de retrouver le fameux « style indirect libre » dont Jean de La Fontaine se fit le génial virtuose. Et de retrouver aussi, au détour des pages, Henri Bonnard, ancien instituteur, auteur d’une très classique, mais trop oubliée Grammaire des lycées et collèges (éditions SUDEL), pédagogue hors pair, dont je garde précieusement les polycopiés des cours dispensés à Nanterre où il trouvait toute sa place au cœur des théoriciens du structuralisme et du générativisme – premier dépassement dudit structuralisme –, et dont Jacqueline Authier-Revuz cite scrupuleusement (p. 140) les définitions du style indirect libre qui « n’est en fait qu’un style direct différant du type normal par la seule conservation des repérages contextuels » et qui « conserve toute la fraîcheur et la force du discours direct dont il n’est qu’une variante à peine altérée », cependant qu’on retrouve à la page suivante la définition de Maurice Grévisse – autre retrouvaille ! – pour qui, à l’inverse, le style indirect libre est une variante du style indirect…

    … Mais l’objet du travail de Jacqueline Authier-Revuz est justement d’aller bien au-delà de ces définitions et de les dépasser. Pour elle, « le discours indirect libre résiste de toute [son] altérité […] à ce rapatriement dans un système commandé par le couple discours direct/discours indirect » (p. 144). Elle critique ces catégories, les transcende, montre qu’elles ne sauraient contenir ni décrire l’extrême complexité du réel.

    Nourrie par Benvéniste, par Bakhtine, elle nous dit sa dette pour Michel Pêcheux et s’emploie à déceler au-delà de la « linéarité formelle du langage » la « matérialité discursive historique » (p. 379). Et elle développe une véritable théorie de la citation fondée sur des exemples concrets. On peut faire tout dire à une citation. Une citation peut dire le contraire de ce qu’elle dit. Parole dans la parole, elle n’est pas neutre. Elle n’est jamais la même quand on la reproduit ou la répète dans un autre contexte. La reprise des mêmes mots n’induit pas la même signification. Et Jacqueline Authier-Revuz appelle Montaigne à la rescousse : « Les paroles redites sont comme autre son, autre sens » (p. 147).

    À la rescousse viennent aussi Flaubert, Hugo, Albert Cohen (Belle du Seigneur) et tant d’autres.

    Et la phrase qui a tant servi à stigmatiser Édith Cresson : « La bourse, j’en ai rien à cirer » – phrase volée, sciemment détournée de son contexte (p. 179).

    Et aussi la phrase, si redite, si exploitée, jusqu’à l’extrême-droite, de Michel Rocard : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde » – constamment isolée, détachée de ce qui a suivi : « Mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part »(p. 178).

    Et encore les références à Hugo, Jaurès et Camus dans les discours de 1981 contre la peine de mort (p. 479) qui, elles, étaient strictement en phase avec le propos.

    À travers ses développements sur l’autonymie (p. 248 et suivantes), les guillemets (p. 307 et suivantes), les enchaînements de discours rapportés (p. 357 et suivantes) et la citation (p. 360 et suivantes), Jacqueline Authier-Revuz contribue justement (dans les deux sens de l’adverbe) à cette œuvre de salubrité publique et politique que serait une critique de la citation (au sens kantien du terme).

    Pas un discours sans citation… les citations sont censées être des preuves. Puisque celui-ci ou celle-là dit ceci ou cela, c’est bien ce qu’il pense ou ce qu’elle pense. Or rien n’est plus faux. Parce que toute citation est un découpage, un morceau de texte, un lambeau de phrase. Une citation ne peut restituer toutes les nuances, voire les contradictions ou les incertitudes d’un propos.

    Et puis les milliers de phrases que chacun est amené à dire au cours d’une seule journée n’ont pas toutes le même statut. Certaines engagent, d’autres non. Il serait d’ailleurs impossible de vivre dans un monde où toutes les énonciations auraient le même statut. Les contextes sont changeants, qu’il s’agisse du contexte matériel ou du contexte langagier. Et encore n’abordons-nous pas les jeux pervers du « on » et du « off » par lesquels il est tacitement admis que je ne dis pas ce que je dis, pourtant…

    On me dira que je suis loin du texte de Jacqueline Authier-Revuz. Je ne le crois pas. L’étude linguistique la plus – apparemment – aride nous entraîne au cœur du réel. Et elle-même achève son œuvre par une citation – forcément ! – de Françoise Armengaud (p. 631) : « Citer l’autre est l’une des multiples façons de vivre avec lui. »

    Jean-Pierre Sueur

  • Je reproduis très volontiers le texte de mon ami et collègue sénateur Mickaël Vallet lors du débat sur la proposition de loi sur l’encadrement des cabinets de conseil afin d’exiger que ces organismes parlent et écrivent en français.
    >> Lire son intervention
    M. Mickaël Vallet. Je profite de cette explication de vote pour préciser et éclaircir les choses. J'aimerais, monsieur le ministre, vous entendre sur cet article et savoir ce que vous en pensez sur le fond.
    En France, il n'y a pas de police de la langue. Nous devons démystifier cette idée et ne pas tomber dans la caricature. Dans le privé, sur les réseaux sociaux, les gens parlent entre eux comme ils l'entendent – et c'est heureux. Mais plus on entre dans les interactions sociales, à commencer par le monde du travail, plus les règles se précisent.
    Nous parlons dans cet article des pouvoirs publics. Le Premier ministre, chef de l'administration, et les ministres sont là pour faire appliquer un droit, qui découle de certaines normes telles que la Constitution et la loi Toubon, par exemple. L'administration doit aussi suivre les circulaires primoministérielles, notamment sur la féminisation des titres. On doit dire aujourd'hui « Mme la préfète » et pas autrement. Si des préfètes, dans certains départements, continuent de se faire appeler « Mme le préfet », elles sont en contradiction avec ce que dit leur administration.
    De la même façon, quand Édouard Philippe, par circulaire, demande à son administration de s'exprimer d'une certaine façon, et pas d'une autre, sur la question du point médian, et non sur celle de l'écriture inclusive, objet de tous les fantasmes, il en a parfaitement le droit.
    Cet article précise la loi Toubon et souligne que l'administration a l'obligation de travailler et de s'exprimer en français, mais aussi qu'elle doit exiger de ceux qu'elle paye pour lui rendre des documents qu'ils s'expriment également en français.
    Nous ne pourrons malheureusement pas étendre cette disposition aux grandes entreprises, y compris celles qui sont issues de grands monopoles d'État et qui ont une belle histoire publique – je pense notamment à La Poste, qui parvient à pondre des idées aussi idiotes que « Ma French Bank ». Peut-être cela viendra-t-il un jour, mais ce texte n'est pas le bon véhicule législatif. Nous en restons à l'obligation faite à l'administration de s'exprimer en français.
    La question de la bonne application de cette disposition relève presque uniquement de l'administration et de ceux qui la dirigent. Vous pourrez compter sur le Parlement pour la contrôler.
    Monsieur le ministre, je suis curieux de connaître votre position sur cet article. (M. Jean-Pierre Sueur applaudit.)