Livres

  • Je ne dissimulerai pas le bonheur qui fut le mien en lisant le tout dernier livre de François Cheng, Une longue route pour m’unir au chant français,qui vient de paraître. Oui, ce fut un vrai bonheur. Qu’un homme né en Chine, y ayant connu des épreuves, débarque en 1948 à Paris à l’âge de dix-neuf ans sans connaître un « traître mot » de français, ni « bonjour » ni « merci », devienne à ce point amoureux de la langue française, décide de s’y vouer, sans oublier pour autant la haute culture chinoise – hélas niée par la « campagne féroce »de ceux qui envoyèrent la plupart des intellectuels dans des camps de rééducation –, qu’il décide d’apprendre notre langue et nos poèmes, de les traduire en chinois, de traduire les poèmes chinois en français, qu’il choisisse de servir, de magnifier notre langue, d’écrire toute son œuvre en français – une œuvre considérable qui lui vaudra d’entrer à l’Académie française – et qu’il nous offre, après soixante-dix ans d’écriture, ce livre sur notre langue et notre poésie, tellement bien écrit, mieux écrit que tant d’autres, en un style clair et lumineux – oui, que cette longue « route » nous soit ainsi restituée ne peut pas nous laisser indifférent. C’est un beau livre, un plaidoyer passionnel et passionné pour notre langue. Je cite : « S’offrent à moi les mots, dans leur vivante plasticité, chargés d’une sonorité, d’un parfum, d’une saveur inconnus, magnifiques. »
    François Cheng proclame que le poète a « vocation à la voix orphique » : « Il maintient vivace le lien de dialogue entre les vivants et les morts. »
    Il écrit d’Apollinaire et de Péguy qu’ils« ravivent l’inspiration orphique » et que ces deux victimes du « grand désastre » de la guerre « maintiennent ouvert l’horizon, prophétisant le règne d’un autre ordre. »
    François Cheng connaît tous nos poètes, tellement mieux que tant de nos compatriotes. Il nous parle de Hugo, de Nerval, de Mallarmé. Il déchiffre les sonorités de Baudelaire. Il restitue ses dialogues avec Henri Emmanuel, Henri Michaux et Yves Bonnefoy.
    Il se démarque des conceptions mécanicistes d’un certain structuralisme au profit de la créativité de l’être parlant et de la sémiotique.
    À Adorno, qui affirmait qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare », il répond qu’il est « persuadé que c’est seulement par la poésie, le Verbe le plus incarné, que les humains peuvent s’arracher à la vertigineuse pente qui les mène au néant, à condition qu’ils rejoignent le lyrisme le plus élevé que les meilleurs de leur prédécesseurs ont atteint. »
    Il dit encore de la France : « Ce pays, par son amour pour la littérature et les arts, donne un sens particulier à l’expression "terre d’accueil". Il permet aux dieux du destin d’effectuer les gestes appropriés pour le secours aux corps souffrants des réfugiés – et aussi, sinon plus, pour la lente renaissance des âmes assoiffées venues du bout du monde. »
    Il parle en connaissance de cause.
    Puissions-nous l’entendre ?
    Jean-Pierre Sueur
    · Aux éditions Albin-Michel, octobre 2022, 244 pages, 17,90 €.
  • L’œuvre d’Anne Sylvestre est considérable : 400 chansons, dix-huit disques « pour adultes », autant de disques de « fabulettes » pour les enfants. Et tant de sujets abordés avec tellement de lucidité sur notre époque, tellement d’humour de tendresse et de révolte – beaucoup de poésie aussi.
    À ceux qui l’aiment et veulent mieux la connaître, ou plutôt mieux éclairer ce qu’elle a écrit et chanté – car elle disait : « J’ai tout dit dans mes chansons » récusant des demandes d’explications qui lui paraissaient superflues –, je me permets de recommander le livre que Véronique Mortaigne vient de lui consacrer sous le titre Anne Sylvestre une vie en vrai (éditions Équateurs).
    De même que nous avons peu à peu appris et compris la blessure originelle dont avait souffert Barbara et, du coup, relu, réécouté autrement ses chansons, ce livre présente sans fioriture, avec, justement, une intense lucidité, la blessure originelle dont durant de longues années Anne Sylvestre ne voulut pas parler, qu’elle finit, longtemps après, par évoquer dans certaines chansons : son père fut un collaborateur de haut niveau et durant toute sa jeunesse, elle alla le voir en prison.
    C’était caché. Anne ne voulait pas même, au début, qu’on évoque sa relation avec sa sœur, Marie Chaix, devenue la secrétaire de Barbara.
    Le livre s’achève (presque) sur l’évocation infiniment pudique d’un autre drame, la mort du petit-fils d’Anne Sylvestre, victime du terrorisme, au Bataclan.
    Entre ces duretés et ce drame, le livre de Véronique Mortaigne nous  présente bien d’autres aspects d’une « vie en vrai » qui éclairent les thématiques et l’écriture de nombreuses chansons citées : nous partageons le bonheur des îles des Glénans (Les amis d’autrefois), les combats pour le féminisme (Une sorcière comme les autres), pour l’environnement (Le lac Saint-Sébastien) ou pour la tolérance (Les dames de mon quartier)… Et ce n’est bien sûr pas du tout exhaustif ! L’œuvre d’Anne Sylvestre est, effet, considérable. J’ajoute que le livre de Véronique Mortaigne parle aussi d’elle-même, compte nombre de digressions et offre en fait un dialogue avec Anne Sylvestre. Il n’est pas construit selon les règles. Il vagabonde. C’est comme « la vie en vrai ».
    Jean-Pierre Sueur
    · Éditions Équateurs, 220 pages, 20 €

     

  • C’est un livre étonnant et passionnant que celui que Frédéric Salat-Baroux vient de consacrer, aux éditions de l’Observatoire, à Léon Blum. Étonnant parce que, contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre à la lecture de son titre, ce livre nous parle d’un Léon Blum peu connu, pour ne pas dire inconnu, celui de la jeunesse et de la première partie d’une vie où rien, ou peu de choses, pouvaient sembler le prédisposer aux rôles de leader du Parti socialiste, puis de président du Conseil lors du Front populaire. Le livre s’interrompt, en effet, en 1920 quand, avec son célèbre discours du Congrès de Tours, Léon Blum entre dans l’histoire.
    Comme Frédéric Salat-Baroux l’écrit d’emblée, Léon Blum est une énigme. Il n’est pas de ceux qui sont convaincus dès l’enfance d’un destin qu’ils réaliseront. Et justement tout l’intérêt du livre est de montrer comment cet homme que rien ne paraissait prédestiner au rôle historique qui deviendra le sien s’engage au fil du temps dans le mouvement socialiste.
    Élève brillant, Léon Blum entre à l’École normale supérieure. Mais, vrai dilettante, il en est renvoyé ! Il rejoint ensuite le Conseil d’État, où il prend toute sa place. Mais il s’adonne parallèlement à la critique littéraire. Ami de Gide et de Proust, il est fou de littérature. Il devient ensuite un critique théâtral particulièrement prolixe. Il noircit des pages et des pages.
    La politique l'intéresse, mais la littérature, le théâtre, la philosophie occupent bien davantage son esprit.
    Et puis survient l'affaire Dreyfus. Et, nous dit Frédéric Salat-Baroux, « l'affaire Dreyfus est pour lui la ligne de partage des eaux, son détonateur. »On suit de page en page le feuilleton de l'affaire, retrouvant Péguy, Jaurès, Zola. Et l'on suit aussi l'engagement de Blum qui décide de suivre Jaurès –qui venait de perdre les élections – dans le camp dreyfusard bien sûr, mais bien au-delà, puisque c'est une éthique, une conception de la justice qui est en jeu.
    Le chapitre suivant s'intitule « Pas de Blum sans Jaurès ». Blum sera en effet très proche de Jaurès, il partagera ses combats, mais aussi son humanisme et l'idée que le socialisme est inséparable de la République et indissociable de la démocratie, jusqu’à l'assassinat de Jaurès. Et peu à peu « le disciple se fit chef » – pour reprendre le titre du chapitre qui suit. Bien qu'il n'appartienne pas à la direction du Parti socialiste, Léon Blum s'y impose.
    Il s'y impose, mais devient minoritaire après la création de la Troisième internationale et l'adhésion de la majorité du parti aux thèses défendues par Lénine et à une organisation centralisée« où tout est décidé depuis le haut », à laquelle il ne peut souscrire.
    Le livre s'interrompt donc au Congrès de Tours où, très fatigué, d'une voix faible, il défend en une argumentation serrée, limpide, prémonitoire, ce qui sera la substance et l'honneur du socialisme démocratique.
    J'ajoute que le livre présente aussi les attaques d'une violence inouïe dont Léon Blum fut l'objet parce qu'il était juif. En février 1936, il fut agressé au sortir de sa voiture, par une foule hurlant :« À mort Blum ! » Trois mois plus tard, il présidait le gouvernement du Front populaire. Un an auparavant, le 9 avril 1935, Charles Maurras écrivait dans L'Action française : « Ce juif allemand naturalisé n'est pas à traiter comme une personne naturelle (…) C'est un homme à fusiller, mais dans le dos. » Face à ces flots de haine, Léon Blum a toujours gardé une forte sérénité. Frédéric Salat-Baroux rapporte qu'il disait : « Je tâche de composer chaque journée comme si elle était la dernière. »
    Jean-Pierre Sueur
    • Blum le magnifique, aux éditions de l’Observatoire, 250 pages, 20 €
  • Auteur de nombreux ouvrages, enraciné dans le village de Bou situé au bord de la Loire à l’est d’Orléans, Christian Chenault est ethnologue. Le dictionnaire nous apprend que l’ethnologie a pour objet « l’étude comparative et explicative de l’ensemble des caractères culturels et sociaux des groupes humains. » On imagine souvent que l’ethnologue se préoccupe surtout de sociétés lointaines et perçues comme exotiques. Mais rien n’est plus faux ! Les méthodes de l’ethnologie s’appliquent à toute société, à toute civilisation.

    Christian Chenault en fournit l’illustration en poursuivant inlassablement ses recherches sur les cultures populaires dans notre pays et notre région.

    C’est ainsi que son dernier livre, Chansons traditionnelles et cultes populaires (publié aux éditions Loire et terroirs) nous offre une passionnante analyse d’un corpus impressionnant de chansons traditionnelles et populaires puisqu’il compte 450 chansons publiées et 150 enregistrées, soit six cents textes au total.

    Il les étudie en référence aux saints qui ont ponctué le calendrier des fêtes populaires en une véritable « galerie » allant d’Antoine (17 janvier) à Nicolas (6 décembre), en passant par Vincent (22 janvier), Blaise (3 février), Jean (24 juin), Pierre (29 juin), Marguerite (20 juillet), Madeleine (22 juillet), Anne (26 juillet), Maud (15 août), Crépin (25 octobre), Hubert (3 novembre), Martin (11 novembre), Catherine (25 novembre), Éloi (1er décembre) et Barbe (4 décembre).

    Il suffit de parcourir les villages et villes du Loiret pour mesurer combien ces prénoms (qui donnent lieu chacun à un chapitre du livre) sont encore le nom, souvent aux dates dites ou proches, de fêtes vivaces, et que celles-ci sont souvent liées à un métier ou à une corporation.

    En même temps qu’il nous rappelle, avec un réel plaisir, les histoires et légendes attachées à ces saints et à ces fêtes, Christian Chenault débusque les idées toutes faites, explique d’où elles viennent et comment elles évoluent et fait œuvre scientifique. C’est donc une vraie culture populaire vivante – le contraire d’un almanach vieillot et figé – qu’il restitue dans son livre.

    Ainsi, écrit-il, « les références à de saints personnages sont rarement religieuses et s’affranchissent de textes relatant leur vie […], le plus bel exemple étant Sainte Catherine confondue avec Sainte Barbe. »Ou encore : « Saint Vincent n’a jamais été vigneron. »

    De même, Christian Chenault nous apprend que, n’en déplaise aux « néo-mariniers »,Saint Nicolas « apparaît fort peu dans les chansons dites de la marine de Loire. » En revanche, il est, comme chacun le sait, lié à l’enfance en vertu d’une tradition du Nord et de l’Est, et non du Val de Loire – et le livre nous offre une analyse des diverses interprétations de la « légende des enfants au saloir. » Ce qu’on sait moins, c’est que Saint Nicolas fut aussi longtemps le « patron des amoureux. » C’est ainsi qu’en Orléanais, « les jeunes filles et les jeunes hommes qui voulaient se marier allaient l’invoquer au pied de la croix érigée au pied du pont Saint-Nicolas qui sépare Saint-Pryvé-Saint-Mesmin de Saint-Hilaire-Saint-Mesmin. »

    Christian Chenault montre que si cette culture populaire trouve sa source dans de « saints personnages »,ceux-ci ont bien souvent dans la chanson populaire « des représentations pas toujours très catholiques. » Ainsi, tous les registres cohabitent, de la religion à la grivoiserie en passant par les conflits sociaux et toutes sortes d’antagonismes, mais aussi de syncrétismes.

    Enfin, l’assignation d’une chanson ou d’une légende – et même d’une fête – à un terroir est souvent illusoire : « Tout comme pour les contes, on s’aperçoit que les chansons se réfèrent à des termes universels véhiculés sur tout le territoire et même au-delà, par des soldats, les Compagnons du Tour de France, les marchands ambulants ou les colporteurs. Des populations locales se les sont appropriées et les ont souvent adaptées à leurs contrées. Plutôt que des chansons de Bretagne, de Lorraine ou du Berry, nous avons souvent affaire à des versions bretonnes, lorraines ou berrichonnes d’une même chanson. »

    En bref, Christian Chenault démystifie les idées toutes faites, mais en même temps il nous fait mieux connaître et aimer un immense patrimoine.

    Jean-Pierre Sueur

    • Aux éditions Loire et terroirs, 95 pages, 22 €.
     
  • Il faut remercier et féliciter les éditions Infimes pour avoir publié récemment sous le titre Des hectares de silenceun « choix de poèmes » de Jean-Louis Béchu en une édition établie et préfacée par Alexandre Vigne.
    Jean-Louis Béchu est né en 1918 à Fay-aux-Loges, il a vécu dans « La maison au bord du canal » (titre d’un de ses recueils de nouvelles), avant de passer « l’essentiel de sa vie de poète et d’écrivain » à Orléans, dont une partie rue Davoust, « dans le voisinage des tours gothiques de la cathédrale. » Il est mort en 1996, à Saran.
    Entre romans, nouvelles, poésie, son œuvre est considérable. Ses nouvelles et romans témoignent d’un beau sens de l’écriture, mais ce sont surtout ses poèmes – une douzaine de recueils – qui étonnent et séduisent. Ce sont des vers courts, cursifs, qui décrivent la réalité sans fioritures, mais avec une sensible émotion. C’est ce mélange de réalisme, d’émotions et de sentiments qui constitue sa poésie. Il était reconnu par ses pairs. C’est ainsi qu’il a obtenu le prix François-Villon.
    Mais voilà, ses recueils étaient devenus introuvables et cet authentique poète du Loiret resté méconnu jusqu’à ce que les éditions Infimes aient la riche idée de publier ce florilège, où l’on trouve des poèmes consacrés à « Paris-la-misère », aux usines (« Pour la conscience du métal » ; « L’acier, la rose »), au « Vin des rues », aux jardins, à Venise, aux voyages – et tant d’autres sources d’inspiration.
    Je finirai en citant un seul poème – il faudrait en citer bien d’autres – intitulé « Écrire » :
    Écrire pour ne pas oublier,
    Ancrer l’éphémère
    Avant de choir dans le grand brasier,
    Dire et redire,
    Les fruits de l’hiver
    L’algèbre du temps
    La vie quotidienne
    Avec la pierre chaude
    Les lézards au soleil
    Dire le silence des collines,
    Les saisons de l’âme,
    Ou du corps,
    Dire, redire,
    Jusqu’au dernier souffle.
    Ce poème est tout un programme… Ne vous privez pas de tous les autres. Ce livre ne coûte que dix euros. Il les vaut largement !
    Jean-Pierre Sueur
  • Je tiens à signaler tout particulièrement la nouvelle édition d’un livre que vient de de publier le mouvement Aide à toute détresse (ATD) Quart Monde intitulé En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté.

    Ce livre publié par les éditions Quart Monde et les éditions de l’Atelier est tout simplement remarquable. C’est un chef d’œuvre de pédagogie. Ce livre apporte en effet des réponses précises, argumentées et chiffrées à 125 questions – qui représentent chacune l’un des préjugés, l’une des « idées toutes faites » qui sont si facilement véhiculées dans notre société ou au sein de ce que qu’on appelle « l’opinion publique » s’agissant des pauvres et de la pauvreté.

    Quelques exemples : « Les pauvres creusent les déficits » ; « Si l’on veut travailler, on trouve » ; « Les pauvres sont des fraudeurs » ; « « L’immigration augmente massivement en France » ; « Pour réduire le chômage et la pauvreté, il faut baisser les cotisations sociales » ; « On travaille moins en France que dans les autres pays » ; « Le montant du SMIC est trop élevé » ; « En accueillant les réfugiés en France, on provoque un appel d’air » ; etc.

    Je ne puis mieux faire pour conclure que citer les deux premiers paragraphes de la préface que Cécile Duflot a rédigée pour ce livre :

    « Les idées fausses, c'est ce qui mine l'intelligence. Ne pas se poser de questions, se le tenir pour dit, une fois pour toutes, dans le confort trompeur que produit le refus de réfléchir. Ce confort n'est pas seulement trompeur, il est fade, il enlève de la vie à la vie. Ne pas regarder le monde tel qu'il est, se limiter à son environnement immédiat, c'est se croire en paix sans l'être. Ce qui nous rend assurément humains et vivants c'est l'absence de renoncement, c'est le goût de changer, c'est la curiosité. C'est ce qui a fait que notre espèce humaine a défriché tant de terrains inconnus. C'est avec la pauvreté que cette mise à distance organisée est sans doute la plus commune. Refuser de regarder les pauvres et la pauvreté pour ce qu'ils sont, c'est sans doute pour beaucoup une façon de se protéger du risque de le devenir tout autant que de s'interroger sur sa responsabilité et sa capacité à agir. Et c'est pour cela que le travail d'ATD Quart Monde est si précieux. Parce qu'il ouvre les yeux, parce qu'il permet de ne plus simplement voir mais de comprendre. »

    Un dernier mot : le livre coûte six euros. Ce qui est peu, vu la richesse du texte ! Achetez-le, vous ne le regretterez pas !

    Jean-Pierre Sueur

  • Il y a une magie du vitrail. Les lumières des vitraux brillent de mille feux changeants selon les heures et les saisons, au travers de formes et de couleurs qui racontent des histoires, magnifient des personnages, appellent à la contemplation ou à la méditation et font vivre les murs blancs des églises et des cathédrales. Ce sont des œuvres d'art riches de signification.
    C'est pourquoi il faut remercier Françoise Michaud-Fréjaville, professeur émérite à l'Université d’Orléans et ancienne directrice du Centre Jeanne-d'Arc d’Orléans pour le superbe livre consacré à la figure de Jeanne d'Arc dans les vitraux des édifices religieux de la région Centre-Val de Loire qu'elle vient de publier.
    Françoise Michaud-Fréjaville y décrit les vitraux représentant Jeanne d'Arc et son histoire qu'elle a recensés dans 116 édifices religieux de notre région. C'est dire que ce fut un grand travail, sans précédent. C'est un bonheur de retrouver les photos– de grande qualité – de ces vitraux et de lire les commentaires qui les accompagnent.
    L'ouvrage commence par un chapitre très éclairant sur l'histoire de Jeanne d'Arc– Françoise Michaud-Fréjaville en est l'une des meilleures spécialistes ! – où on lit, par exemple : « Que penser de cette fille en garçon attachée à ses prières et s'arrêtant aux sanctuaires, irréprochable dans ses mœurs […] Ce n'est pas une "voyante", une volubile, une praticienne de tours de passe-passe de foire, une prostituée de Babylone. Mais c'est incontestablement une obstinée, une sérieuse tête de mule. »
    Le même chapitre revient sur la perception de Jeanne d'Arc– sa personne, son mythe – au fil des siècles. Ainsi, « pendant quatre siècles, on n'a pas du tout oublié Jeanne, mais le personnage est passé devant la personne. » Et cela nous conduit, notamment, au débat de 1920, année de la canonisation de Jeanne d'Arc presque concomitante du vote d'une loi instaurant une fête laïque de Jeanne d'Arc, à l'initiative de Maurice Barrès ressuscitant une initiative trentenaire de « l’incroyant Joseph Fabre » devant le Sénat.
    Et puis, nous parcourons les thématiques, magnifiquement illustrées, des enseignes aux bannières, des événements de l'épopée (Domrémy, Chinon, Orléans, Reims…) aux « petites vies » de l'héroïne, retrouvant au fil des pages et de l'iconographie nombre d'aspects des mouvements artistiques des 19e et 20e siècles, de l'« art nouveau » aux tendances plus contemporaines, ainsi que les thématiques qui renvoient aux contextes dans lesquels les œuvres étaient commandées et les vitraillistes travaillaient. Ainsi, pendant la Guerre 14-18, comme à son issue, comme durant et après la Seconde Guerre mondiale, se sont développées des images d'une Jeanne patriote et d'une Jeanne aspirant de toutes ses forces à la paix. On fait toujours l'histoire en pensant au présent.
    L'apothéose, si l'on peut dire, est l'avant-dernier chapitre consacré aux vitraux de la cathédrale d'Orléans. On y apprend qu'un grand concours fut lancé pour désigner l'équipe constituée d'un verrier et d'un dessinateur qui les réaliseraient. Parmi les douze équipes candidates, ce ne fut ni la plus célèbre ni la plus attendue qui fut retenue. Ce fut celle constituée par Jacques Galland et Esprit Gibelin – et c'est un bel argument contre ceux qui, aujourd'hui encore, dénigrent ce genre de concours. Mais le résultat dépassa les espérances. Il n'est que de feuilleter l'iconographie avant de se rendre sur place, éclairé par les commentaires de Françoise Michaud-Fréjaville, pour mesurer la force de ce chef-d'œuvre trop méconnu et le réalisme dans le « rendu » des personnages et de chacune des scènes qui se succèdent.
    Un dernier chapitre évoque les « peintres-verriers » du Centre-Val de Loire, et notamment la famille Lorin à Chartres et la famille Gouffault à Orléans. Nous leur devons beaucoup.
    Jean-Pierre Sueur
    • Éditions Rencontre avec le patrimoine religieux, 33 €.
     

     

  • Que l’Université de Lorraine s’intéresse à l’image de Jeanne d’Arc est, après tout, bien naturel. Elle l’a fait en organisant en 2018 un colloque sur le thème « L’Image de Jeanne d’Arc dans les littératures européennes des XIXe et XXe siècles : de la sainte nationale à la figure européenne » et en publiant un ouvrage éponyme sous la direction de Lioudmila Chvedova et Jean-Michel Wittmann. Il faut les remercier, car cet ouvrage est une somme qui nous apprend beaucoup sur l’image de Jeanne d’Arc dans la littérature française, mais aussi allemande, russe, polonaise, finlandaise et qui nous promène dans toutes les formes de littérature, de la poésie lyrique au pamphlet en passant par le théâtre et le théâtre populaire (ainsi le Théâtre du Peuple de Bussang, créé par Maurice Pottecher), mais aussi le roman, le roman populaire et la littérature marginale. Et pour nous en tenir à la littérature française, outre Péguy bien sûr, nous découvrons des pages souvent méconnues de Musset, Verlaine, Bernanos ou Joseph Delteil. C’est donc une « somme », en effet, que l’on parcourt avec grand intérêt, de page en page et de découverte en découverte.

    JPS

    >> Aux Éditions universitaires de Lorraine

     
     
  • Fruit d’un travail considérable, le livre que vient de publier Pascale Auditeau, intitulé La guerre de 1870 vue par les romanciers (éditions L’Harmattan) nous offre un panorama sans précédent d’une période et d’une thématique trop méconnues de notre histoire littéraire.
    C’était au départ une thèse préparée sous la direction de mon ami Géradi Leroy, hélas disparu. Il aurait été très dommageable que celle-ci restât méconnue. Aussi, sa publication est-elle à la fois une forme d’hommage à Géraldi Leroy et de reconnaissance pour une aventure intellectuelle marquée par la rigueur autant que par une ouverture d’esprit qui a conduit Pascale Auditeau à traiter de toute la production romanesque consacrée à la guerre de 1870, quels qu’en furent le genre ou le statut.
    Et c’est d’abord la littérature dite populaire celle qui, chapitre après chapitre, paraît en feuilletons dans les journaux qui retient son attention. Cette littérature est une réécriture d’une guerre qui fut, pour la France, une humiliante défaite. Face à la figure de « l’ogre allemand » ou prussien, elle développe une image héroïque des soldats français.
    Ainsi en est-il dans l’œuvre d’Edmond About, au départ reporter, et dans celle de Gustave Aimard, qui nous offre dans son roman intitulé Les scalpeurs blancs une description de la bataille de Coulmiers et celle de « quelques faits glorieux oubliés par la dédaigneuse histoire ».
    Dans le même sens, il y a les œuvres d’Edmond Ladoucette, inspirées de Dumas, dont L’orphelin de Bazeilles. Il y a les œuvres de Ponson du Terrail dont, en représailles, la maison de Fay-aux-Loges fut brûlée. Il y a les descriptions dues notamment à Emile Richebourg des douleurs de l’occupation avec les pillages et violences de toutes sortes. Il y a aussi l’évocation des amours compromises, comme dans l’œuvre de Charles Deslys intitulé Le blessé de Gravelotte. Et il y a encore les références aux « turcos », ces soldats natifs des colonies.
    Contre les soldats français forcément – et caricaturalement – héroïques, il y a les adversaires constamment comparés à ces sauterelles « voraces » qui « grouillent ». L’un des intérêts du livre de Pascale Auditeau tient ainsi à ce qu’elle attache une grande importance aux champs sémantiques et aux métaphores filées, témoignages des présupposés et idées toutes faites de la période.
    Mais ces visions héroïques des soldats français, pour justes qu’elles puissent être dans un certain nombre de cas, ne sauraient faire oublier la réalité de cette guerre, qui fut une lourde défaite, qui se solda pour la France par 139 000 morts et 143 000 blessés.
    Aussi, Pascale Auditeau en vient dans la seconde partie de son ouvrage aux « visions critiques », ou simplement réalistes de cette guerre. Déjà, Alphonse Daudet – celui des Lettres de mon moulin  – s’était lamenté devant « cette France vaincue et humiliée » et dont il donnait une vision « âpre, caustique, cinglante ».
    Arrive bientôt Emile Zola et son recueil de nouvelles écrites avec plusieurs de ses amis écrivains intitulé Les soirées de Médan et dont la préface annonce qu’il apportera « une note juste sur la guerre dépouillée du chauvinisme à la Déroulède, de l’enthousiasme faux jugé jusqu’ici nécessaire ». Leur but est de « décrire l’envers du décor », « les coulisses de la guerre ». Ainsi n’hésitent-ils à railler « la stupidité des officiers des deux nations belligérantes ».
    Arrive aussi Maupassant qui apporte Boule de Suif dans Les sociétés de Médan et qui écrit, s’agissant de l’ensemble du recueil à Gustave Flaubert : « Ce ne sera pas antipatriotique mais simplement vrai ». Avec une rare virulence, en de multiples textes, Maupassant restitue « la violence du souvenir de la guerre et de ses charniers ». Pour lui « de telles tueries, si inhumaines, ne pouvaient décidemment pas être l’œuvre de l’homme ».
    Arrive enfin Octave Mirbeau, auteur du Calvaire, qui dut renoncer à la publication de l’un de ses chapitres, « récit de nos désastres », « réquisitoire contre la guerre et la folie des hommes », trop réaliste sans doute comme l’étaient les écrits de Zola et de Maupassant qui rompaient radicalement avec la littérature édifiante et lénifiante des romans et feuilletons évoqués dans la première partie.
    Et puis, Pascale Auditeau en vient dans sa troisième partie aux « visions spiritualistes » et à Léon Bloy, virulent pamphlétaire pour qui la guerre est « la conséquence directe de plusieurs siècles de déclin de la foi » et qui s’en prend directement aux « bourgeois, puissants et militaires ». Pour lui, la guerre est « l’enfer sur terre ». Elle est « barbare ».
    Au total, ce livre fait revivre à la fois une page noire de notre histoire et une page – ou plutôt plusieurs pages, de notre littérature.
    Il est précieux. J’espère que nombre de lecteurs se passionneront pour lui.  
    Jean-Pierre Sueur
  • Jean-Benoît Puech aime l’écriture. Il est écrivain jusqu’au bout des ongles. Sa dernière œuvre en témoigne. Publiée aux éditions P.O.L, elle s’intitule La Préparation du mariage, compte cinq cents pages, et se présente comme les « souvenirs intimes »d’un certain « Clément Coupèges », durant les vingt années (1974-1994) qui ont précédé son mariage.
    On le sait, Jean-Benoît Puech est fasciné par la figure de l’écrivain dans les livres, par « l’auteur comme œuvre », par « les écrivains inventés par les écrivains » et par « la construction des auteurs imaginaires » (citations de ce dernier livre). Il a d’ailleurs consacré une part non négligeable de son œuvre à créer un écrivain de toutes pièces – avec ses œuvres et sa biographie. Il magnifie la littérature gigogne. Il se plaît dans les « fictions de fictions. » Et ce n’est pas un jeu. Car il y a le poids du réel : l’autobiographie émerge constamment, mais elle n’est jamais revendiquée comme telle.
    Tout est apparemment vrai : les deux villes où se situent l‘essentiel de l’histoire, Orléans et Olivet, le Loiret, le sentier des prés, la faculté de lettres, ses préfabriqués, ses écureuils, le professeur René Marill Albérès, la grande surface « Escale devenue Euromarché, devenue Auchan » et son restaurant Flunch, siège d’improbables rencontres, « Unisabi, Orlane et John Deere »,des cafés et librairies trop reconnaissables, le parc floral, « Les Relais » entre Orléans et La Ferté… Et au-delà, de nombreux souvenirs : la musique de Nino Rota ; les œuvres populaires de Louis Boussenard (qui a sa rue à Orléans), les « Signes de liste » et leurs auteurs, comme Jean-Louis Foncine ainsi que leurs illustrateurs comme Pierre Joubert ou bien les livres trop oubliés de Michel Quoist… Et encore au-delà, des obsessions comme les jouets des enfants – ou le thé, toutes sortes de thés, à tous les chapitres, ou presque. Et puis la sensation de poursuivre, dans un autre registre, les récits inclus dans deux opus précédents publiés aux éditions opportunément dénommées « La Guêpine » : Orléans de ma jeunesse et Une adolescence en Touraine
    … Tout est apparemment vrai. Apparemment. ! Mais tout baigne dans une pléthore de pseudonymes. On ne sait pas, on ne peut pas savoir, ce qui est vrai et ce qui est reconstruit, inventé, imaginé. On voit bien que le réel est là, qu’il affleure, émerge, mais que l’invention littéraire l’est aussi et qu’elle est – bien sûr – plus réelle que le réel.
    C’est dans cet « entre-deux », dans ce jeu entre deux écrivains (au moins) que l’on suit, vingt années durant, la quête sentimentale et sensuelle – indissociablement – qui conduit le dénommé Clément Coupèges dans une quête échevelée, en laquelle revient constamment la figure d’une « Marie-Laure », « délicieuse » et « douloureuse », au tragique destin, toujours recherchée puisque « le désir de l’autre, c’est le désir du re-semblant »jusqu’à l’heure heureuse du mariage. Cette quête, il la revit (et l’écrit) rétrospectivement comme une « préparation » – et cela même s’il nous dit que « la narration doit éviter les anticipations et l’omniscience. »
    Si les événements politiques, pourtant marquants au cours des vingt années considérées, sont absents, certaines évolutions sociologiques sont justement évoquées. Ainsi découvre-t-on, en flânant entre Orléans et Olivet, « les parcs des grandes maisons familiales d’autrefois, peu à peu rachetées par des promoteurs immobiliers et rasées pour laisser la place à de prétentieuses résidences. »
    Mais ce qui frappe aussi à la lecture du livre, c’est le vrai bonheur d’une écriture où les imparfaits du subjonctif  s’enchaînent naturellement : « Je craignais que Marie-Laure n’exigeât trop de moi, qu’elle me privât de la distance qui était nécessaire pour désirer nos rapprochements » – et encore : « Mon pénible passé s’éloignait sans pourtant que je n’y revinsse encore par à-coups »…
    Et sans doute la vraie raison d’être du livre, au-delà de la « préparation » ou de « l’expiation » est-elle ce qu’on lit à sa dernière ligne, lorsque l’auteur, supposé ou non, nous dit qu’il s’agit pour lui de « rendre à la vie ce qu’elle nous a donné. »

    Jean-Pierre Sueur

    • La Préparation du mariage, P.O.L, 503 pages, 25 €
     
  • C’est un livre imposant, qui ne compte pas moins de 685 pages, une somme, fruit de plusieurs décennies de travail que Jacqueline Authier-Revuz nous offre. Et pour faciliter l’accès à cette somme, je dirai d’emblée que l’éditeur (De Guyter) a eu la salutaire idée de publier également le livre en Open acces (ce qui permet, en bon français, d’accéder gratuitement à l’ensemble du texte) – idée que n’ont, hélas, pas tous les éditeurs d’ouvrages universitaires (mais c’est un autre sujet !) – si bien qu’il suffit de composer sur Internet le nom de l’éditeur, de l’autrice et le titre du livre pour avoir accès à la totalité de l’ouvrage (je mentionnerai donc ci-dessous les pages auxquelles je me référerai).

    Mais de quoi s’agit-il dans ce livre ? Il s’agit de toutes les modalités par lesquelles la « parole autre », c’est-à-dire tout ce qui est dit et écrit, tout ce qui a été dit et écrit, s’introduit ou a été introduit dans nos paroles, nos discours, nos écrits.

    J’avais lu jadis un chef d’œuvre de Miguel Angel Asturias intitulé Hommes de maïs dans lequel ce grand écrivain évoque la croyance des tribus d’Amérique du Sud selon laquelle les hommes sont faits de maïs. Celui-ci est la substance dont ils sont pétris.

    Je dirai que, pareillement, les êtres humains sont faits de mots. Ils sont faits, ils sont pétris de langage. Nos propos sont des « paroles parlant de paroles » écrit d’emblée (p. XV) Jacqueline Authier-Revuz. Elle cite aussi Émile Benvéniste pour qui « nous n’atteignons jamais l’homme séparé du langage […] C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet » (p. 503). Et elle insiste : « Chaque discours donne à voir en lui d’autres discours » (p. XXVI). Elle cite encore Merleau-Ponty : « La parole joue toujours sur fond de parole » (p. 6) et fait même des citations et des non citations le marqueur de tout écrit : « Dis-moi qui tu cites, dis-moi qui tu ne cites pas » (p. 487).

    De même que toute littérature s’écrit sur la base – dans la continuité ou la rupture – de toute la littérature qui a précédé, toute parole, qu’il s’agisse de la vie courante ou d’occasions plus solennelles, se réfère continûment à d’autres paroles, inscrit dans son énonciation ces autres paroles, ou s’inscrit en elles.

    Ce sont ces faits qui sont donc constitutifs de toutes les pratiques langagières que Jacqueline Authier-Revuz s’emploie à distinguer, définir, décrire, articuler les uns avec les autres, en créant pour ce faire un appareil critique qui paraîtra abstrait, voire très technique, mais qui témoigne d’une profonde exigence de rigueur intellectuelle.

    On retrouve au départ de simples catégories grammaticales. Il y a le discours direct (Jean dit : « Je vais bien. »), le discours indirect (Jean dit qu’il va bien) et le discours indirect libre (Jean les a rassurés : il va bien).

    Dirais-je ici ma joie de retrouver le fameux « style indirect libre » dont Jean de La Fontaine se fit le génial virtuose. Et de retrouver aussi, au détour des pages, Henri Bonnard, ancien instituteur, auteur d’une très classique, mais trop oubliée Grammaire des lycées et collèges (éditions SUDEL), pédagogue hors pair, dont je garde précieusement les polycopiés des cours dispensés à Nanterre où il trouvait toute sa place au cœur des théoriciens du structuralisme et du générativisme – premier dépassement dudit structuralisme –, et dont Jacqueline Authier-Revuz cite scrupuleusement (p. 140) les définitions du style indirect libre qui « n’est en fait qu’un style direct différant du type normal par la seule conservation des repérages contextuels » et qui « conserve toute la fraîcheur et la force du discours direct dont il n’est qu’une variante à peine altérée », cependant qu’on retrouve à la page suivante la définition de Maurice Grévisse – autre retrouvaille ! – pour qui, à l’inverse, le style indirect libre est une variante du style indirect…

    … Mais l’objet du travail de Jacqueline Authier-Revuz est justement d’aller bien au-delà de ces définitions et de les dépasser. Pour elle, « le discours indirect libre résiste de toute [son] altérité […] à ce rapatriement dans un système commandé par le couple discours direct/discours indirect » (p. 144). Elle critique ces catégories, les transcende, montre qu’elles ne sauraient contenir ni décrire l’extrême complexité du réel.

    Nourrie par Benvéniste, par Bakhtine, elle nous dit sa dette pour Michel Pêcheux et s’emploie à déceler au-delà de la « linéarité formelle du langage » la « matérialité discursive historique » (p. 379). Et elle développe une véritable théorie de la citation fondée sur des exemples concrets. On peut faire tout dire à une citation. Une citation peut dire le contraire de ce qu’elle dit. Parole dans la parole, elle n’est pas neutre. Elle n’est jamais la même quand on la reproduit ou la répète dans un autre contexte. La reprise des mêmes mots n’induit pas la même signification. Et Jacqueline Authier-Revuz appelle Montaigne à la rescousse : « Les paroles redites sont comme autre son, autre sens » (p. 147).

    À la rescousse viennent aussi Flaubert, Hugo, Albert Cohen (Belle du Seigneur) et tant d’autres.

    Et la phrase qui a tant servi à stigmatiser Édith Cresson : « La bourse, j’en ai rien à cirer » – phrase volée, sciemment détournée de son contexte (p. 179).

    Et aussi la phrase, si redite, si exploitée, jusqu’à l’extrême-droite, de Michel Rocard : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde » – constamment isolée, détachée de ce qui a suivi : « Mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part »(p. 178).

    Et encore les références à Hugo, Jaurès et Camus dans les discours de 1981 contre la peine de mort (p. 479) qui, elles, étaient strictement en phase avec le propos.

    À travers ses développements sur l’autonymie (p. 248 et suivantes), les guillemets (p. 307 et suivantes), les enchaînements de discours rapportés (p. 357 et suivantes) et la citation (p. 360 et suivantes), Jacqueline Authier-Revuz contribue justement (dans les deux sens de l’adverbe) à cette œuvre de salubrité publique et politique que serait une critique de la citation (au sens kantien du terme).

    Pas un discours sans citation… les citations sont censées être des preuves. Puisque celui-ci ou celle-là dit ceci ou cela, c’est bien ce qu’il pense ou ce qu’elle pense. Or rien n’est plus faux. Parce que toute citation est un découpage, un morceau de texte, un lambeau de phrase. Une citation ne peut restituer toutes les nuances, voire les contradictions ou les incertitudes d’un propos.

    Et puis les milliers de phrases que chacun est amené à dire au cours d’une seule journée n’ont pas toutes le même statut. Certaines engagent, d’autres non. Il serait d’ailleurs impossible de vivre dans un monde où toutes les énonciations auraient le même statut. Les contextes sont changeants, qu’il s’agisse du contexte matériel ou du contexte langagier. Et encore n’abordons-nous pas les jeux pervers du « on » et du « off » par lesquels il est tacitement admis que je ne dis pas ce que je dis, pourtant…

    On me dira que je suis loin du texte de Jacqueline Authier-Revuz. Je ne le crois pas. L’étude linguistique la plus – apparemment – aride nous entraîne au cœur du réel. Et elle-même achève son œuvre par une citation – forcément ! – de Françoise Armengaud (p. 631) : « Citer l’autre est l’une des multiples façons de vivre avec lui. »

    Jean-Pierre Sueur

  • On sait que Camille Mialot est un avocat très « pointu » dans le domaine du droit de l’urbanisme. Mais il a d’autres cordes à son arc. Et particulièrement un sens de la pédagogie du droit qui lui vaut d’intervenir à Sciences Po et dans plusieurs universités – et qui se manifeste aussi dans ses ouvrages, tout particulièrement dans le dernier d’entre eux, qui vient de paraître : La ville face au changement climatique(éditions Berger-Levrault). Pour reprendre les termes de la préface de Jean-Bernard Auby, ce « livre brillant […] se place au croisement de deux faits centraux, deux dimensions stratégiques de l’époque que nous vivons : l’irrésistible ascension des villes et la gravité de la crise climatique. »

    Ce livre pose d’abord l’enjeu et la méthode : il s’agit d’« intégrer » les évolutions « dans une démarche participative et inclusive. »Il traite de la planification et des instruments juridiques intégrateurs territoriaux. Et, à ce titre, il sera un guide précieux pour les élus et les administrateurs territoriaux.

    C’est ainsi que Camille Mialot nous offre un exposé quasi exhaustif des normes juridiques, législatives et réglementaires relatives au Schéma régional d’aménagement durable et d’égalité des territoires (SRADDET), au Plan climat air énergie territorial (PCAET) et à son articulation avec le Schéma de cohérence territoriale (SCOT), au Plan local d’urbanisme climatique et aux « autres instruments juridiques de la planification », tels que la Gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GEMAPI), la planification des déchets, les pouvoirs de police du maire, etc.

    Cette énumération, non exhaustive, montre combien il est nécessaire de disposer de guides, comme l’est ce livre, pour ne pas se perdre dans les dédales. Mais au-delà, le droit apparaît ici clairement comme un instrument pour lutter contre l’artificialisation croissante des sols, atteindre la neutralité carbone, mieux maîtriser l’urbanisme, en finir  avec la laideur des « entrées de villes » – en un mot, comme l’écrit Camille Mialot : « Mieux vivre la ville. » Tout un programme, pleinement d’actualité !

    Jean-Pierre Sueur

    • La ville face au changement climatique, Nouveaux instruments juridiques, par Camille Mialot, Éditions Berger-Levrault, 244 pages, 55 €.

     

     
  • Je signale tout particulièrement le roman historique de Françoise Gelly, Lame du roi, qui se déroule sous le règne de Louis XVIII et qui vient de paraître aux éditions Baudelaire. Je reproduis ci-dessous l’avant-propos de ce livre, que j’ai rédigé, et dans lequel j’expose toutes les raisons de le lire et de le relire.
    JPS
     · Éditions Baudelaire, 540 pages, 27 €
     
     
     

     

  • Patrice de La Tour du Pin a vécu dans le Loiret, au Bignon-Mirabeau. Il nous a laissé quatre volumes - publiés aux éditions Gallimard) d’une poésie dense, inspirée, qu’il faut prendre le temps de lire, de savourer, ligne après ligne.
    Les éditions de l’Écluse avaient publié il y a quelques années un beau recueil de plusieurs de ses poèmes illustrés par son ami Jacques Ferrand sous le titre Lieux-dits.
    Les éditions de l’Écluse récidivent – si je puis dire – en nous offrant un second recueil, toujours illustré par Jacques Ferrand qui, après Jean Lurçat, a su rejoindre en son travail de dessinateur et de peintre l’écriture forte parce qu’épurée de Patrice de La Tour du Pin. Ce second recueil s’intitule Le Pâtis de la création. Les animaux y tiennent une large place. Il y est question aussi des plantes. Mais c’est surtout un regard sur la nature et sur la vie que le poète nous offre.
     
    Il écrit :
     
    « Il suffit d’une nuit parfois
    Pour que tout un pan de forêt
    Avec son cœur soit remplacé
    Par des maisons en longues files :
    Il n’est plus ni bête ni bois
    Mais la ville, et toujours la ville…
    Et le poète n’y peut rien :
    Il ne ranime pas les choses
    Broyées dans la métamorphose
    Désolées du petit matin. »
     
    Il interroge :
     
    « Où retrouver l’ombre animale
    Et le beau secret forestier ? »
     
    Et il affirme :
     
    « Et la sagesse est de lire le signe
    En le tournant au-delà de l’histoire
    Vers des temps où la nuit descendait
    Chaque jour au sein de la lumière. »
     
    On le voit, ces quelques vers suffisent – du moins je le crois – pour inciter à lire davantage et à relire encore la poésie de Patrice de La Tour du Pin.
    Jean-Pierre Sueur
  • Il faut remercier Marie-Claire, Geneviève et Thérèse Soulas d’avoir décidé d’éditer l’ouvrage biographique que Robert Sire avait écrit sur Louis-Joseph Soulas, ouvrage qui suit sa vie et son œuvre, année après année, et qu’il avait – pour reprendre les termes de Christiane Noireau dans sa préface – « humblement laissé dans le silence. »

    Cette décision n’est pas seulement justifiée par la piété filiale : elle nous donne, en effet, accès à un document essentiel pour connaître et comprendre l’œuvre de cet immense artiste, encore trop méconnu, en complément aux deux livres récemment parus, le « Soulas » de Christine Noireau (publié aux éditions « Mémoire d’une terre gravée » en 2015) et le « Catalogue raisonné de l’œuvre gravé »dû à André et Catherine Soulas (publié aux éditions « Le livre d’art » en 2016).

    Maurice Genevoix écrivait de Louis-Joseph Soulas : « Ce grand travailleur, ce silencieux si robuste et si probe, n’a jamais dévié de sa vie, jamais cédé aux tentations faciles, aux attraits du succès temporel. Il a été soucieux de sa seule vocation : labeur, scrupule, maîtrise ardument poursuivie et gagnée, c’est à cette vocation qu’il a tout rapporté, tout donné, avec une loyauté, un courage, un contentement du cœur où il trouvait la seule récompense qui comptât à ses yeux. »

    Et s’agissant de la technique de la gravure, son ami René Berthelot écrivait : « Ce qu’il aimait dans le burin, c’est son côté pur, élémentaire : son honnêteté de pauvre. »Et il ajoutait : « C’est avec le burin, ce "cheveu", qu’il a tout dit : la "lourde nappe" des blés au soleil, le reflet des étangs, la transparence des nuages, la branche aigüe qui poignarde le ciel, le tremblement d’une graminée ou le frisson d’une herbe folle. »

    Ces deux citations résument bien, je crois, les sensations que nous éprouvons, page après page, en suivant, dans le livre de Robert Sire, l’œuvre et la vie, indissociablement mêlées, de Soulas, et en admirant l’une après l’autre ses gravures, ses gouaches aussi, qui frappent par leur force, qu’elle soit poétique, technique, surréaliste même ou par leur dépouillement – comme celle représentant la Beauce tant aimée, le si cher moulin de Lignerolles, récemment restauré –, ou encore par leur réalisme lorsqu’il s’agit de portraits ou des paysages d’un Orléans défiguré par la guerre, pour ne prendre que cet exemple.

    La gravure n’est pas un art facile. Elle peut, comme c’est le cas ici, beaucoup émouvoir. Et Maurice Genevoix avait raison : l’œuvre de Louis-Joseph Soulas est d’une extrême et singulière probité.

    Jean-Pierre Sueur

    • AGMT Éditions, 68 route d’Orléans, Lignerolles, 45310 COINCES, 29,90 €.
  • Professeur émérite à la Sorbonne, Antoine Prost, qui fut enseignant à l’université d’Orléans et un adjoint à l’urbanisme dont l’action aura beaucoup marqué notre ville, a notablement contribué, par ses ouvrages et ses travaux, au renouveau des méthodes de la recherche en histoire.
    Il nous propose aujourd'hui une belle illustration de ce renouveau avec un livre rassemblant des études rédigées lors des dernières décennies, revues et complétées, intitulé Orléans 1911 publié aux éditions du CNRS (22 €).
    Pourquoi 1911 ? Parce qu’on dispose dans les archives de la ville d’Orléans d’une précieuse liste nominative du recensement de 1911. C’est une source précieuse qu’Antoine Prost entreprit, avec ses étudiants d’abord, d’étudier de très près. S’y ajoutent d’autres sources comme les registres fiscaux, les listes électorales, les 528 actes de mariage de l’année 1911, l’Annuaire d’Orléans, etc.
    L’étude méticuleuse de toutes ces sources, qu’il croise et confronte, permet à Antoine Prost de présenter un tableau d’une extrême précision de la population et de la société orléanaises. La ville est répartie en onze secteurs, de l’intérieur des mails à l’extérieur des mails, sans oublier Saint-Marceau au Sud, et la population est décrite sur la base de données chiffrées, dans son ensemble et dans chaque quartier.
    Ce faisant, Antoine Prost échappe aux stéréotypes et aux idées toutes faites. On découvre ainsi qu’en 1911, Orléans ne comptait que 43 % d’habitants nés dans la ville ou sa banlieue immédiate. Il ne faut donc pas méconnaître l’importance des arrivées et des flux de population. On découvre combien les statuts de propriétaire ou de locataire, les lieux d’habitation, les métiers, le statut familial et maints autres facteurs permettent d’établir une description très détaillée d’une réalité sociale complexe et contrastée.
    Antoine Prost est l’un de ceux qui ont introduit en histoire des outils statistiques élaborés, telles les analyses factorielles. On voit ici combien ces outils se révèlent précieux.
    Ainsi l’analyse des « familles bourgeoises » est-elle très précise. Il en va de même pour l’analyse des « ouvriers dans leurs quartiers. »Les ouvriers sont, en effet, nombreux à Orléans dans une ville qui, à quelques exceptions près, est passée à côté de la révolution industrielle. Je cite : « Ce paradoxe d’une ville ouvrière sans industries et presque sans usines, sauf Delaugère, les tabacs et les ateliers des chemins de fer, s’éclaire si l’on prend garde au piège du vocabulaire. Les serruriers, charpentiers, menuisiers, monteurs, mécaniciens, tailleurs de limes et autres que nous considérons comme des ouvriers, ne constituent pas en fait un prolétariat industriel, mais plutôt un peuple urbain d’avant l’industrialisation. » C’est, en effet, le peuple de Péguy.
    On le voit, sans récuser le terme de « classe », Antoine Prost dépasse les représentations de la société qui se réduiraient à la seule opposition entre deux « classes ». L’analyse socioprofessionnelle qu’il mène permet ainsi de mettre à jour entre les deux pôles que seraient « un noyau bourgeois »et « un noyau d’ouvriers sans qualification », divers groupes sociaux qui s’échelonnent « en suivant un jeu complexe de proximité et de différences »et de « respecter la diversité interne d’une société, tout en dégageant un ordre, une organisation, c’est-à-dire un sens. »
    Ajoutons que ce livre s’ouvre sur une présentation de l’histoire d’Orléans et s’achève sur une analyse ethnologique des fêtes de Jeanne d’Arc. Autant de raisons supplémentaires de le lire !
    Un dernier mot. Dans son avant-propos, Antoine Prost écrit qu’il aimerait un jour expliquer comment l’action que nous avons eu l’honneur de mener ensemble – avec bien d’autres – au sein des municipalités de 1989 à 2001 a transformé la ville d’Orléans. Puis-je exprimer le vœu que ce soit l’objet de son prochain ouvrage ?
    Jean-Pierre Sueur
    • Antoine Prost présentera et signera son livre à la librairie « Les temps modernes » d’Orléans le samedi 12 mars à 17 h.

     

  • Depuis la grande loi de 1982, due à François Mitterrand, Pierre Mauroy et Gaston Defferre, cela fait donc quarante ans que nous vivons au sein d’une République qui a choisi de rompre avec des décennies et même des siècles de centralisme excessif.
    Ce fut assurément une grande réforme… suivie de bien d’autres puisqu’une bonne dizaine de lois importantes auront jalonné ces quarante années pour, le plus souvent, renforcer, préciser, approfondir ce grand mouvement de décentralisation.
    Et pourtant, ayant l’occasion de parler de ces sujets très souvent avec nos concitoyens, je constate que les réalités de la décentralisation sont encore mal connues de beaucoup. Très nombreux sont celles et ceux qui ignorent aujourd’hui quelles sont exactement les compétences des régions, des départements, des intercommunalités et des communes.
    Il arrive souvent que des maires soient félicités pour de nouveaux lycées – construits par la Région – ou de nouveaux collèges – construits par le Département… Et les exemples du même type sont foisons.
    Or il est essentiel que nos concitoyens s’approprient les instances de la démocratie locale. Le manque d’information ou la complexité, apparente ou réelle, de nos dispositifs peut aussi expliquer l’incompréhension, le désintérêt… ou l’abstention.
    C’est pourquoi l’ouvrage que viennent de publier mes amis Vincent Aubelle et Éric Kerrouche à La Documentation française (collection Doc’en poche) sous le titre Parlons décentralisation en 30 questions est très précieux. On y apprend en effet beaucoup en moins de cent pages.
    Sait-on par exemple d’où proviennent les recettes des collectivités locales ? On apprend, page 66, qu’elles proviennent de l’État pour 116 milliards d’euros (en 2021) et des recettes fiscales propres des mêmes collectivités locales à hauteur de 97,8 milliards d’euros. Autrement dit, l’État est le premier financeur des collectivités… quarante ans après la première loi de décentralisation ! Et si la Constitution affirme « l’autonomie financière » des collectivités locales, nous sommes loin de l’autonomie fiscale. Ce mouvement s’est accéléré et se poursuit avec la suppression de la taxe d’habitation. Et comme le rappellent nos deux auteurs : « Les collectivités locales ne peuvent pas créer de nouveaux impôts. »
    On apprend aussi (page 68) combien la péréquation est nécessaire. En effet, les ressources des communes et de l’ensemble des collectivités locales ne sont pas proportionnelles à leurs charges.
    C’est pourquoi les dotations dites de péréquation provenant de l’État sont de huit milliards d’euros (2019). C’est ce qu’on appelle la « péréquation verticale ». Il existe également une « péréquation horizontale » (prélèvement de recettes sur certaines collectivités pour en financer d’autres) qui sont de 3,9 milliards en 2019.
    Ces chiffres peuvent paraître « significatifs » (mot qui ne signifie pas grand-chose). En réalité, ils restent limités au regard des besoins qu’appellent les quartiers et secteurs en difficulté. Je suis de ceux qui militent depuis longtemps pour une plus ample péréquation.
    Je n’ai donné que ces deux exemples pour monter combien l’ouvrage de Vincent Aubelle et Éric Kerrouche (qui ne coûte que 5,90 €) est précieux à la fois parce qu’il apporte des informations fiables et parce qu’il permet, sur la base de ces informations, de mener des réflexions et des concertations sur les défis auxquels sont aujourd’hui confrontées nos collectivités territoriales.
    Jean-Pierre Sueur

     

  • Je tiens à saluer le nouveau livre de mon amie Élisabeth Roudinesco intitulé Soi-même comme un roi, un titre qui demande explication, et qui nous offre une série d’analyses fortes, étayées, nourries de nombre de références aux mouvements intellectuels d’hier et d’aujourd’hui, des « dérives identitaires » qui marquent nos sociétés et nos cultures dans différents domaines, a priori distincts les uns des autres, mais qui se confortent et constituent, en effet, un ensemble de dérives contraires à la fois à l’égalité, à la solidarité – et plus largement à l’humanisme.
    Ainsi, aux solidarités, aux fraternités, aux conceptions qui rassembleraient les êtres humains par-delà les différences autour d’une communauté de principes, de valeurs et de destins, se substitue une « auto-affirmation de soi – transformée en hypertrophie du moi – […], signe distinctif d’une époque où chacun cherche à être soi-même comme un roi et non pas comme un autre. Mais, en contrepoint, s’affirme une autre manière de se soumettre à la mécanique identitaire : le repli. » Il y a là « une volonté d’en finir avec l’altérité en réduisant l’être humain à une expérience spécifique. »
    Élisabeth Roudinesco explore à cet égard « les variations qui ont affecté la notion de genre », les « métamorphoses de l’idée de race », le « labyrinthe de l’intersectionnalité », la « terreur du grand remplacement de soi par une altérité diabolisée. »
    Il m’est impossible de rendre compte ici de toute la richesse de cet ouvrage. Je signalerai cependant la force des chapitres consacrés aux études dites « postcoloniales » et « décoloniales ». Je ne citerai que ce passage, qui me paraît bien résumer la thèse défendue et illustrée de manière convaincante par Élisabeth Roudinesco : « À la lecture de ces dérives, parfois bouffonnes, je souscrirai volontiers à l’idée selon laquelle toutes ces théories – hybridité, subalternisme, décentrement, post colonialités, etc. – ne font finalement que reconduire les vieilles thèses de l’ethnologie coloniale avec ses catégories immuables, sa psychologie des peuples, ses oppositions binaires entre barbares et civilisés, à ceci près que les subalternes ou les "hybrides" sont désormais érigés en rois d’un royaume identitaire, renvoyant leurs anciens bourreaux aux poubelles de l’histoire : manière de dénier à la pensée dit "occidentale" et à ses acteurs toute participation à la lutte anticoloniale. Une fois de plus, les malheureux opprimés, muets, fétichisés, statufiés dans un rôle qui n’est pas le leur deviennent cobayes d’une théorisation qui les dépossède de leur désir d’émancipation. Que des penseurs aussi novateurs que Césaire, Foucault, Deleuze, Derrida, Lacan, Said, Fanon et bien d’autres encore aient pu servir d’alibi à une telle répression restera l’un des grands paradoxes de cette folie identitaire. »
    En définitive, c’est à une « immersion dans les ténèbres de la pensée identitaire » que nous convie Élisabeth Roudinesco, une immersion salutaire pour penser ces dérives, les comprendre, les surmonter et retrouver les chemins de l’humanisme et du « vivre ensemble » au-delà du double écueil de l’« uniformisation » et de la « fragmentation »,pour reprendre les mots de Claude Lévi-Strauss.

    Jean-Pierre Sueur

    • Soi-même comme un roi, par Élisabeth Roudinesco, Le Seuil, 275 pages, 17,90 €.
  • L’UFC-Que Choisir a soixante-dix ans. Pour célébrer cet anniversaire, elle a choisi de publier un livre contant son histoire, rédigé par Jean-Bernard Gallois, qui se lit (presque) comme un roman.
    On apprend ainsi que l’Union fédérale de la consommation (UFC), créée au départ par le ministre de l’Économie, devenue bien vite association, et dont – est-ce une légende ? – Valéry Giscard d’Estaing aurait été le premier adhérent, a bien vite recherché à affirmer son indépendance à l’égard de tous les pouvoirs.
    Si elle fut à l’origine épaulée par la puissante union des consommateurs belges, éditrice de la revue Test-Achats, elle s’en sépara bien plus tard, ce qui entraîna de lourds et difficiles contentieux.
    Si elle était dans ses premières années une association très centralisée, les unions et associations régionales, départementales et locales y prirent peu à peu le pouvoir.
    Si Que-Choisir ? était au début une publication confidentielle, s’il y eut même des tentatives pour dissocier le journal et l’UFC, cette revue monta en puissance – et en tirage – avec la publication de très nombreuses analyses comparatives, établies avec rigueur et que l’imposant réseau que constituaient les associations locales permettait de mettre en œuvre, grâce à la constante mobilisation de milliers d’adhérents bénévoles.
    Si les gouvernements créèrent l’Institut national de la consommation (INC) pour, explicitement ou non, concurrencer l’UFC, celle-ci sut refuser – au fil de péripéties que le livre raconte – toute forme de récupération, ou d’atteinte à son indépendance.
    En un mot, ce fut, en soixante-dix ans, un vrai combat pour l’information des consommateurs contre tous les lobbies, contre la puissance des marques et des distributeurs, au prix de nombre de contentieux.
    Et ce combat, qui se continue, est très précieux. Il illustre combien le monde associatif peut contribuer à une vraie citoyenneté, dans le quotidien des existences, puisque nous sommes tous consommateurs et qu’à bien des égards il est important de consommer mieux – face à tous les défis de l’heure.
    De fortes figures jalonnent l’histoire de l’UFC, du premier président, André Romieu, à Marie-José Nicoli, femme de grande conviction, respectée de tous, trop tôt disparue, jusqu’à Alain Bazot, infatigable président depuis 2003, profondément attaché, lui aussi, à l’indépendance de l’UFC-Que Choisir – et qui, de surcroît, connaît et aime notre département du Loiret.
    … Et puisque l’auteur me fait l’honneur de citer mon engagement et mes propos lorsque dans les années soixante-dix j’étais, avec une poignée de militants, à l’origine du groupe local d’Orléans, qu’il me soit permis de mentionner ces jours où nous parcourions les supermarchés de l’époque et rédigions les premiers numéros d’une modeste revue ronéotypée qui s’appelait Consomm’action
    Oui, le militantisme et le bénévolat de « terrain » sont infiniment précieux.
    Jean-Pierre Sueur
  • Professeur émérite à la Sorbonne et ancien professeur à l’Université d’Orléans, Claude Michaud nous livre dans son dernier ouvrage, paru aux éditions de la Sorbonne, consacré au jansénisme à Orléans au XVIIIe siècle, une page très méconnue de son histoire. On a en effet bien du mal à s’imaginer aujourd’hui l’ampleur des controverses qui ont alors agité Orléans, « bastion du jansénisme », et qui ne relevaient pas seulement de la théologie, mais de la vie même de la cité, dans toutes ses composantes.

    Je ne reviendrai pas ici sur les sources du « jansénisme », sur les disputes entre « la liberté humaine et la grâce », sur Port Royal, sur les Provinciales de Blaise Pascal, défendant les jansénistes et pourfendant leurs adversaires jésuites. Non, je suivrai simplement de chapitre en chapitre l’histoire des évêques d’Orléans, précisément décrite par Claude Michaud. Il y eut d’abord le cardinal Pierre de Cambon du Coislin (1666-1706) tout à fait bienveillant. Son successeur, Louis Gaston Fleurian d’Armenonville (1706-1733) l’était beaucoup moins. Il entreprend une « purge » contre les jansénistes « mal pensants ». Il s’ensuit une vive querelle entre les « bullistes », qui soutiennent la bulle « Unigenitus », publiée le pape, et les « appelants » qui appellent à un concile général. Dix curés d’Orléans se révoltent contre l’évêque. Celui-ci les interdit de prédications et de confessions – et même de mariages (sources de revenus). Les curés d’Olivet et de Darvoy sont sanctionnés. Deux couvents, celui des Ursulines, place Saint-Charles (surnommées les « bourniquettes ») et celui de Voisins à Saint-Ay, sont les places fortes de la contestation. L’évêque interdit que l’on dispense les derniers sacrements aux jansénistes mal pensants. Avec son successeur, Nicolas Joseph de Pâris (1733-1753), c’est pire encore. Le chanoine Sellier meurt dans une nuit de 1739 privé de sacrements, ce qui suscite, nous rapporte Claude Michaud, un « soulèvement universel de toute la ville. »

    Lui succède l’évêque de Montmorency-Laval (1753-1757) dont la démission met un terme à « une persécution d’autant plus mal ressentie qu’elle prenait pour cible des clercs, des religieuses et des laïcs fort âgés. »

    Au-delà de ces épisodes, l’intérêt du livre de Claude Michaud réside dans le rapport qu’il fait entre cette vraie « guerre de religion » et son substrat sociologique : « Le jansénisme du siècle des Lumières – écrit-il –, ne fut plus le refuge des aristocrates et des robins confrontés à l’emprise de la monarchie absolutiste (…) mais bien l’expression religieuse de couches sociales dynamiques négociantes et officières (…)À Orléans, le milieu des négociants, surtout celui des grands raffineurs majoritairement concentrés dans les paroisses Notre-Dame de Recouvrance et Saint-Paul, illustra cet attachement à la doctrine condamnée puis tolérée. »(Il y avait à Orléans à la fin du XVIIIe siècle « 24 raffineries de sucre et 250 chaudières. ») Et parmi les grandes figures de cette mouvance janséniste, Claude Michaud dresse les portraits de Robert-Joseph Pothier, de Daniel Jousse, mais aussi ceux des familles Desfriches et Vandebergue de Villiers…

    Toute cette histoire s’explique par des ressorts psychologiques. Claude Michaud cite Monique Cottret qui écrit : « L’insoumis est persécuté. Le rebelle est une victime. Voilà qui rend le jansénisme sympathique. »Comment ne pas voir qu’alors que le siècle des Lumières s’avance, les querelles théologiques recoupent largement de profondes évolutions sociologiques.

    Jean-Pierre Sueur