Livres

  • Éminent linguiste, mon camarade et ami Bernard Cerquiglini a le don de conjuguer dans ses écrits une connaissance intime de l’histoire de la langue française, un sens de la pédagogie et un sens de l’humour qui sont, l’un est l’autre, précieux lorsqu’on traite de sujets qui peuvent apparaître quelque peu austères.
    C’est avec plaisir que nous retrouvons ces vertus dans son dernier opus consacré à la question, omniprésente dans nos grammaires, de l’accord du participe passé, dont le titre est Un participe qui ne passe pas (Éditions Points, collection « Le goût des mots »). Au travers du prisme de cette question qui paraîtra a priori limitée – mais qui ne l’est guère ! – Bernard Cerquiglini passe en revue toute l’histoire de la langue, mais aussi de la grammaire, de notre rapport à ses règles, ses normes et aux éventuelles réformes toujours évoquées et souvent différées…
    (suite de la lettre électonique)
    À vrai dire, Bernard Cerquiglini récidive. Car il nous a déjà offert – il y a vingt-cinq ans ! – un livre délicieux intitulé « L’accent du souvenir » (Éditions de Minuit) entièrement consacré à l’histoire de l’accent circonflexe qui, lorsqu’il fut introduit par des imprimeurs au XVIe siècle, suscita la vive opposition des puristes de l’époque qui considérèrent que cet « accent crochu » n’était assurément pas conforme au génie de notre langue (il fallut attendre deux siècles pour qu’il fasse son entrée dans le dictionnaire de l’Académie, en 1740)… et qui, quand il fut question de le supprimer à la fin du XXe siècle, là où il n’y avait vraiment aucune raison (ni étymologique, ni morphologique ni phonétique) de le garder, cette hypothétique suppression (très limitée d’ailleurs) suscita les cris d’orfraie des mêmes puristes… ou plutôt de leurs lointains successeurs !
    Notons en passant que, fort hostile à l’accent circonflexe, l’auteur du projet de préface pour la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, écrivait, au XVIIe siècle : « Notre compagnie déclare qu’elle désire suivre l’ancienne orthographe qui distingue les gens de lettres avec les ignorants et les simples femmes… »
    Mais revenons au participe passé. Bernard Cerquiglini nous en explique la genèse. Il nous parle d’un temps – celui de l’ancien français et du moyen français – où l’accord ou l’absence d’accord dudit participe, donnait lieu à une liberté qui n’eut plus cours ensuite. Il nous explique d’où vient cette fameuse histoire de l’accord avec le complément d’objet du verbe avoir à la condition qu’il soit placé devant : dans l’ancienne langue, l’ordre sujet-verbe-complément n’était pas majoritaire, ce qu’on a bien oublié depuis.
    Et puis il fait entrer en scène Clément Marot, grand poète, personnage fabuleux dont la vie fut une aventure (où l’on retrouve l’Orléanais Étienne Dolet, imprimeur, philosophe et grammairien), Clément Marot qui, dans ses épigrammes publiés en 1538, édite en vers la fameuse règle :
    « Il faut dire en termes parfaits
    "Dieu en ce monde nous a faits"
    Et "Dieu en ce monde les a faites". »
    La règle existe désormais. Elle s’impose d’autant plus qu’un an plus tard, François 1er signe l’édit de Villers-Cotterêts imposant la langue française dans la justice et l’administration.
    Marot avait vécu en Italie. Bernard Cerquiglini nous rapporte ce propos, sans doute apocryphe, de Voltaire pour qui « Marot rapporte deux choses d’Italie : la vérole et l’accord du participe passé. » Et il ajoute : « Le second fit plus de ravages » !
    Cela étant dit, il ne faut pas croire que la règle parût spontanément si naturelle qu’elle s’imposât rapidement.
    Ainsi, au XVIe siècle, le cher Ronsard écrit-il ce magnifique poème que chacun connaît :
    « Mignonne allons voir si la rose
    Qui ce matin avait déclose
    Sa robe de pourpre au soleil »
    où l’accord est manifestement fautif (puisque le complément d’objet direct suit le participe) sans que cela ait ému personne depuis quatre siècles !
    De même, on s’est très tôt satisfait que le « participe » qui – nous dit Bernard Cerquiglini –, pour le coup, porte bien son nom, participe du verbe (il est alors invariable) et de l’adjectif (il est alors variable), ce qui n’empêche nullement Jean Racine d’écrire dans Andromaque ce vers sublime :
    « Et la veuve d’Hector pleurante à vos genoux. »
    Mais peu à peu, les choses se figent. Les règles prolifèrent, les exceptions aussi. Bernard Cerquiglini cite les dizaines et dizaines de grammaires éditées à de très grands nombres d’exemplaires qui développent les règles, qu’il s’agisse des participes construits avec être ou avoir, mais aussi des verbes pronominaux, des verbes suivis d’un infinitif, des verbes laisser ou coûter, etc.
    Il nous conte en détail les projets de réforme, radicales ou non, de ce sujet et d’autres, qu’il s’agisse de grammaire ou d’orthographe… où l’on retrouve ce cher Michel Rocard, Pierre Encrevé et Bernard Cerquiglini lui-même, en tant qu’acteur… et la difficulté de la tâche !
    J’ai souvent remarqué que les plus progressistes, voire gauchistes, se trouvaient être souvent très conservateurs dès lors qu’il s’agit de la langue, de la grammaire et de l’orthographe.
    Même si toute langue vit, change, se transforme, même si les fautes d’hier deviennent la norme de demain… il est difficile de faire approuver toute réforme de ladite norme.
    Je me suis parfois demandé si, dans l’inconscient collectif, il n’y avait pas ce raisonnement quelque peu pervers : « J’en ai tant bavé pour apprendre ces règles et cette orthographe (mais j’en ai bavé pour la bonne cause !) qu’il est juste que nos enfants connaissent les mêmes affres – toujours pour la bonne cause. »
    Bernard Cerquiglini, qui ne perd donc pas le sens de l’humour, nous rapporte que lorsque Laurent Delahousse posa à Bernard Pivot cette question :« Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous lui entendre dire quand Il vous accueillera ? » sa réponse fut la suivante : « Bonjour Pivot. Vous allez pouvoir m’expliquer les règles d’accord du participe passé avec les verbes pronominaux. Je n’y ai jamais rien compris. » Et Pivot d’ajouter : « Je lui répondrai, modeste : moi non plus Seigneur. »
    … Pour la suite, Bernard Cerquiglini propose que l’on s’en tienne à une réforme réaliste : limiter l’accord du participe passé avec avoir lorsqu’il y a un complément d’objet direct antéposé – et, si je comprends bien, s’en tenir là pour le reste.
    Bien sûr, on peut rêver de positions plus radicales. Mais celle que suggère Bernard est le fruit de longues études et d’une vraie sagesse.
    Et puis, j’ai toujours préféré les réformistes qui font des réformes aux révolutionnaires qui ne font pas la révolution !
    Jean-Pierre Sueur
    • Un participe qui ne passe pas, éditions Points, 200 pages, 7,20 €
  • L’autobiographie est un art difficile.
    Je n’ai pas oublié les premières lignes des Confessions de Jean-Jacques Rousseau : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet homme ce sera moi. »
    Et je n’ai pas oublié non plus toutes les analyses qui nous ont montré combien Rousseau avait modifié, enjolivé ou rectifié bien des aspects de la « vérité » promise.
    Il n’empêche que les Confessions sont un chef d’œuvre, et qu’à vrai dire, tout livre de mémoire est toujours, peu ou prou, une re-création de la réalité – et donc, en un sens, une fiction.
    William Sheller s’est essayé à l’exercice, guidé par une bonne fée, Françoise Hardy, qui l’a « poussé à « écrire ce livre après en avoir lu les premières pages » et nous propose donc sous ce titre modeste, William, aux éditions Équateurs, un ouvrage de 490 pages qui, comme il le dit dans la dédicace qu’il m’a fait l’amitié de m’écrire, est « le récit d’un être humain et le reflet d’une époque », et, comme il est encore indiqué dans la quatrième de couverture, est un récit « qui ne craint pas l’aveu sans jamais se départir de la pudeur des grands artistes. »
    C’est donc l’histoire d’une vie et d’une époque, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, ni à l’édification, ni à son contraire, une histoire souvent haletante, qui nous conduit des quartiers de Paris, de ses rues grouillantes de vie, de bonheurs et de souffrances, à Montfort-l’Amaury, en passant par les États-Unis, la Finlande, le Japon et un peu partout, et par d’innombrables théâtres et studios…
    Mais c’est d’abord l’histoire d’une quête personnelle, l’histoire d’un homme qui recherche outre-Atlantique un « vrai père » et le découvre après qu’il a disparu, en même temps que sa « vraie famille », ou du moins une partie de celle-ci, et écrit : « Voir pour la première fois le visage de son père est une émotion qu’aucun mot n’a le pouvoir de restituer. »
    Et c’est ensuite l’histoire de rencontres de toutes natures, un vrai kaléidoscope, une sociologie prise sur le vif, allant des délicieux pompiers de Monfort-l’Amaury à tous les acteurs du « show biz » avec leurs « hauts » et leurs « bas ». Il nous dit : « Je me demande pourquoi j’ai croisé autant de zinzins durant toute ma vie. »Il déplore encore, s’agissant du monde du show biz, que chez Philips, les « directeurs artistiques » soient devenus des « chefs de produit ».
    Émergent quelques grandes figures, comme Françoise Hardy, déjà citée, Catherine Lara, Nicoletta… et bien sûr Barbara. Barbara à qui il est présenté par François Wertheimer, auteur de ces vers baroques, que Sheller reprend :
    « Un Apollon solaire de porphyre et d’ébène
    Attendait Pygmalion assis au pied d’un chêne. »
    Barbara l’invite à Précy pour lui jouer« quelques chansons en cours d’écriture » et lui demande d’y « poser çà et là des cordes bleues » (elle parlait ainsi !).
    Et puis, un jour (ou une nuit), « en se repoudrant le visage », elle lui dit : « Tu devrais chanter, toi. »
    Et c’est ainsi que tout commence…
    Et que le roman picaresque nous mène de chanson en chanson, de théâtre en théâtre, les chansons alternant avec un grand nombre de compositions musicales de haut vol.
    Et puis William Sheller finit par atterrir dans le Loiret, à Jouy-le-Potier.
    Des ennuis de santé le conduiront au « CHU d’Orléans », comme il l’écrit page 472. Puisse cette appellation être prémonitoire !
    Depuis 2014, il est encore plus près d’Orléans. Nous l’y laisserons tranquille.
    Barbara, petite fille, voulait être une « pianiste chantante ». Lui voulait être « compositeur ».
    Il écrit qu’un beau jour, il s’est dit : « Assez du show biz. Fais autre chose. Tu es compositeur, compose ! »C’est ce à quoi il se voue désormais.
    Il écrit encore à la fin du livre que quand il paraîtra, il lui restera « encore vingt ans pour écrire, transmettre, créer. »
    Alors, laissons-le écrire, transmettre et créer…
    Jean-Pierre Sueur
    • William, aux éditions Équateurs, 490 pages, 23 €
  • Je tiens à saluer l’ouvrage consacré à la prison – qui est une vraie « somme » – que vient de publier Jean-Marie Delarue qui fut, de 2008 à 2014, le premier et l’infatigable « contrôleur général des lieux de privation de liberté ».

    Créé par une loi du 30 novembre 2007, ce « contrôleur » a pour mission de procéder à toute enquête et investigation au sein des prisons et autres lieux de privation de liberté. Les détenus peuvent le saisir ou lui écrire directement sans que leurs correspondances soient filtrées. Il dispose d’une totale liberté et indépendance dans l’exercice de ses prérogatives.

    C’est dire que Jean-Marie Delarue s’est investi pleinement dans cette mission. Il se déplaça constamment sur le « terrain », avec des équipes d’enquêteurs qu’il savait animer et coordonner. Il ne laissa rien dans l’ombre. Aucun sujet n’était tabou. Et ses rapports annuels – qu’il venait présenter au Sénat avec une totale lucidité – constituent une description au scalpel de notre système pénitentiaire. J’ajoute que sa successeure, Adeline Hazan, poursuit la tâche et la publication de rapports dans le même esprit.

    Travailler sur la prison, en parler, l’analyser, proposer de la réforme : tout cela n’est pas facile. Jean-Marie Delarue cite Robert Badinter qui déclarait : « Chaque fois que je me suis efforcé de faire progresser la condition carcérale, j’ai rencontré un climat d’hostilité et d’incompréhension. »

    Il cite aussi l’importante loi du 24 novembre 2009 qui dispose pourtant, en son article 22, que « l’administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits. L’exercice de ceux-ci ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles résultant des contraintes inhérentes à la détention. »

    Il cite encore Michel Foucault dont l’œuvre monumentale – et discutable sur certains points – qui, s’agissant de la prison, a « fait disparaître le discrédit attaché en particulier dans la recherche universitaire à une institution jugée insignifiante par sa dépendance au système pénal, par "l’immobilité" de son fonctionnement et par la population pauvre et de surcroît infractionniste qui l’occupe. »

    Et la « somme » de Jean-Marie Delarue, nourrie de ses rapports, est en effet une description rigoureuse de la prison, de ceux qui y séjournent et de ceux qui y travaillent, même si l’auteur pratique aussi, en référence à Malinowski, « l’observation participante. »

    L’ouvrage se déploie en trois grandes parties : la prison du Code pénal et du Code de procédure pénale ; la prison de la personne détenue ; la prison de l’administration pénitentiaire.

    Il n’élude aucune réalité ni aucune question : depuis la surpopulation, dont les effets sont délétères, jusqu’aux courtes peines de détention, peu justifiées, mais aussi les questions de l’architecture des prisons – les plus récentes n’étant pas exemptes de défauts, tant s’en faut ! –, les aménagements de peine, la préparation de la « sortie », les conditions de travail des personnels pénitentiaires, etc.

    Il s’achève sur une question essentielle : la prison est-elle « dépôt » ou « point de départ » ? Il plaide, bien sûr, pour qu’elle soit point de départ. On dit souvent que la fonction de la prison est de « protéger la société. » Elle doit aussi permettre au détenu de se « refaire », de se « réinsérer » – oui, de « repartir. » D’où l’importance du travail, de la socialisation, de tout ce qui prépare la sortie. Rien n’est pire que ce que l’on appelle les « sorties sèches. » Je pense souvent à cette autre phrase Robert Badinter : « La première cause de la récidive, c’est la condition pénitentiaire. »

    Je n’imagine pas qu’on puisse lire d’une traite les 877 pages de la somme de Jean-Marie Delarue, bien que l’écriture en soit très claire. Mais ce sera, à coup sûr, un livre de référence, auquel il sera salutaire, pour tous ceux qui réfléchissent à ces difficiles questions à l’écart de toute démagogie, de se référer fréquemment.

    Jean-Pierre Sueur

     
  • Les éditions « la guêpine » viennent de publier un texte oublié de douze pages de Jean Jaurès consacré à Étienne Dolet, né à Orléans, qui – comme on le sait – fut brûlé à Paris, place Maubert, pour « blasphème, sédition et diffusion de livres interdits »,le 3 août 1546.

    Le texte s'intitule : Le martyre d'un libre-penseur, Étienne Dolet

    En prélude à ce texte, le même ouvrage contient une analyse de quarante-deux pages de Jean-Pierre Sueur intitulée : « Étienne Dolet, Jean Jaurès et le combat pour la liberté de l’esprit ». Il y explique que « Dolet et Jaurès se rejoignent l’un et l’autre, au-delà des époques. Ils auront connu les mêmes épreuves. On aura voulu les anéantir. Mais ils savaient l’un et l’autre que c’était vain et que rien n’anéantirait ce qu’il faut avant tout servir quoi qu’il en coûte – la souveraine liberté de l’esprit. »

    • Ce livre est disponible notamment dans les librairies « Les temps modernes » et « Librairie nouvelle » à Orléans, ainsi qu’aux éditions « la guêpine », 10 mail de la Poterie, 37600 Loches, au prix de 13 €.

    >> Lire la 4e de couverture

  • Avec Je viens de Damas, Marieke Aucante nous propose l’un de ses livres les plus forts. C’est une histoire faite d’histoires vraies, un roman qui dit tout le malheur du monde et qui restitue pourtant des moments de bonheur et de grâce au cœur de la tragédie.

    C’est l’histoire d’une adolescente de quinze ans, Yasmina, et de son petit frère Elias, handicapé – il est muet – qui ont connu des années heureuses dans leur famille à Damas et dont le père, la mère, la sœur, les grands-parents, chrétiens, sont assassinés par des djihadistes – des « barbares. » « Papa, parce qu’il est chrétien maronite, se sentait menacé. Il venait prier à l’église. Les djihadistes étaient bien décidés à ne pas laisser un seul vivant qui pourrait témoigner. »

    Tout bascule dans l’horreur. « Fini le temps où musulmans, orthodoxes, catholiques, kurdes, maronites, syriaques, arméniens, chaldéens et melkites se parlaient dans la bonne humeur en achetant des mandarines au souk. »

    Fini le temps où le père de Yasmina, tisseur de soie, réalisait des pièces « qui faisaient sa réputation, comme avant lui ses ancêtres avaient travaillé la plus belle soie de Damas. »

    Yasmina part donc sur la route avec la robe « bleu couleur de ciel » que son père lui a tissée pour ses quinze ans. Elle part pour l’odyssée des exilés, tenant par la main son petit frère. Elle part pour rejoindre sa tante à Londres, fidèle aux derniers mots que lui a dits sa mère avant de mourir.

    Les étapes se succèdent : le Kurdistan, la Turquie, Lampedusa, l’Italie, Nice, Calais, Paris.

    Yasmina avance donc avec son petit frère en cette odyssée des temps modernes.

    Elle connaît l’horreur et parvient à éconduire un violeur avec son petit poignard. Elle connaît la peur, la misère, la solitude. Elle ne perd jamais espoir. Elle a la farouche, l’irrépressble volonté de vivre. Comme pour tant d’autres, l’Angleterre est pour elle le havre espéré.

    Elle tient bon, y compris dans la traversée en bateau de cette mer Méditerranée qui est devenue, hélas – et cela ne s’arrange pas –, un cimetière à ciel ouvert.

    Elle fait aussi d’heureuses rencontres. Des personnes de toutes nationalités, de toutes religions et sans religion l’aident, l’hébergent, l’aiment.

    Dans la jungle de Calais, elle côtoie à nouveau l’horreur. Heureusement, une bénévole la prend par la main.

    Je ne raconterai pas la suite, vous laissant la découvrir…

    … Sachez seulement que l’on retrouve à la fin Elias qui souffle sur une fleur de coquelicot dont il avait semé les graines et que les pétales s’envolent, « légers comme un cocon de soie à Damas. »

    Je ne sais si ce livre est le 23e ou le 24e de Marieke Aucante. Je sais simplement que c’est l’un des plus forts, des plus actuels – et qu’il mérite d’être lu !

    Jean-Pierre Sueur

     

     
  • Je tiens à saluer la parution du livre de Mathieu Hauchecorne, qui fut au départ une thèse – et qui apparaît à l’arrivée comme une double thèse, au sens plein du terme, consacrée à la fois à « la gauche américaine en France » et à la réception de l’œuvre de John Rawls.

    Les thèses sont parfois de lourdes compilations. Tel n’est pas du tout le cas ici. En effet, ce livre très érudit publié par CNRS Éditions est aussi un double combat. Le premier de ces combats consiste à démonter, preuves à l’appui, combien depuis sa parution en 1971, l’œuvre majeure de John Rawls, A theory of justice, jusqu’à sa traduction en français en 1987, puis le rapport d’Alain Minc en 1994, et tout ce qui suivit, fut non seulement mal connue, mais totalement détournée, récupérée à des fins qui n’avaient rien à voir avec les conceptions qu’elle portait – peut-être en raison du fait qu’elle s’inscrivait dans le cadre de la philosophie analytique « longtemps étrangère au cursus philosophique français », comme l’écrit Frédérique Matonti dans la préface de l’ouvrage, mais – on le verra – je ne crois pas que ce fut la raison majeure de ce détournement.

    La seconde thèse est celle qui épouse le combat de tous les rénovateurs qui, autour de Michel Rocard tout particulièrement, s’employèrent à renouveler le paradigme d’une gauche pour laquelle le changement économique et social se référait trop exclusivement à l’action de l’État – que l’on prit l’habitude de désigner comme constituant une « deuxième gauche » et qui furent bientôt vilipendés sous le sobriquet de « gauche américaine », une gauche qui, pour ses pourfendeurs, était pire que la droite en ce qu’elle donnait le change et dénaturait ce qui constituait, pour eux, l’essence même de la gauche.

    Cette « deuxième gauche » croyait en l’État régulateur, mais considérait que le marché avait l’avantage de résoudre des milliards d’équations qu’aucune bureaucratie ne pouvait résoudre. Elle proclamait que, pour nécessaire qu’il fût, le marché était myope… D’où le rôle de l’État. Mais l’État n’avait pas vocation à être producteur. Cette « deuxième gauche » plaidait pour l’esprit d’entreprise et d’initiative, pour la décentralisation, l’autogestion et la participation des citoyens aux décisions.

    Cela paraîtra à certains comme une histoire ancienne. On dira que la synthèse a eu lieu entre la « première » et la « deuxième gauche ». Mais nous ne saurions oublier que nous sommes héritiers de cette histoire.

    Et le mérite du livre de Mathieu Hauchecorne est de nous la faire revivre, nous présentant, pour ce qui est de la « deuxième gauche », un inventaire précis de revues comme Esprit, Faire, Intervention ou explicitant les travaux théoriques de Jean-Pierre Dupuy, Raymond Bourdon, Pierre Rosanvallon et Jean-Baptiste de Foucauld, pour ne citer que ceux-là.

    Mais le mérite de cet ouvrage tient aussi et surtout au fait que cette évolution est corrélée avec le sort fait au fil du temps à l’œuvre de Rawls.

    Celle-ci est un plaidoyer pour la justice. Mais ce plaidoyer est tout sauf simpliste. On l’a dénaturé en le simplifiant, en considérant que, pour lui, l’équité devait se substituer à l’égalité ou lorsqu’on a déduit de son livre que les inégalités étaient bénéfiques et permettaient de se défaire d’un « égalitarisme » inopérant…

    Or cela est tout simplement une trahison de la pensée de Rawls.

    Mathieu Hauchecorne explique ainsi que le rapport Minc de décembre 1994 allait faire – à tort – « de l’équité rawlsienne » un marqueur de droite dans le débat politique.

    Éric Aeschimann et Rémi Noyon ajoutent, dans Le Nouvel Observateur du 23 mai 2019, que Rawls était indûment invoqué pour justifier – dans le même rapport – que « le dynamisme de notre économie » devait l’emporter sur la « protection ankylosante des droits acquis. »

    Et ils mettent les points sur les « i » en exposant que Rawls n’a rien à voir avec les théories du « ruissellement », du « premier de cordée » et du « voile d’ignorance » et que ses œuvres ne sauraient en rien être invoquées pour « justifier la suppression de l’ISF, la stagnation des salaires et le creusement des inégalités. »

    Non, l’œuvre de Rawls – il l’a dit lui-même – était plus proche de la social-démocratie que du néo-libéralisme.

    Et de la même manière, la « deuxième gauche » fut, loin des caricatures qu’on en a faites, porteuse d’un vrai renouveau.

    Sur ces deux enjeux – qui apparaissent soudain proches –, l’œuvre de Mathieu Hauchecorne est salutaire.

    Jean-Pierre Sueur

     
  • Puisqu’il rejoint et conforte un combat que j’ai mené durant des années avec Hugues Portelli, un combat qui n’est toujours pas gagné – tant s’en faut ! – malgré deux textes législatifs, on me permettra de saluer tout particulièrement l’ouvrage que Michel Lejeune, universitaire et chercheur en statistiques, vient de publier sous le titre La singulière fabrique des sondages d’opinion aux éditions L’Harmattan.
    Michel Lejeune n’y va pas de main morte puisqu’il pourfend dès le premier chapitre les « inepties » proférées par un certain nombre de sondeurs « sur à peu près tout : la représentation de l’échantillon, la portée de la méthode des quotas, les marges d’erreur, la portée des redressements, la notion de biais… »
    Alors que nos sondeurs se gargarisent de la « méthode des quotas », Michel Lejeune démontre que la « représentativité » de ces quotas censés prendre en compte toute la diversité de la population sondée est très relative. Il rappelle que dans nombre de pays, la « méthode aléatoire » est en vigueur et que les résultats sont loin d’être moins bons, dès lors qu’elle est mise en œuvre avec rigueur.
    Pendant longtemps, les sondeurs ont exposé que la « méthode des quotas » – hégémonique en France – était incompatible avec la détermination de la « marge d’erreur ». Ils ne le font plus aujourd’hui, puisque c’est simplement inexact et que la loi leur fait désormais, depuis 2016, obligation de publier la marge d’erreur – fût-ce en référence à un échantillon de même importance auquel serait appliqué la méthode aléatoire.
     
    La notion de marge d’erreur (ou, plus scientifiquement d’« intervalle de confiance ») est essentielle. En effet, les sondages ne peuvent jamais fournir de résultats en chiffres absolus : ils ne peuvent donner que des écarts.
    Aussi est-il affligeant de voir tant de commentaires développés à perte de vue sur un candidat qui gagne un ou deux points sur son concurrent… alors que la marge d’erreur est souvent de trois ou quatre points en plus ou en moins et que les chiffres absolus sur lesquels on se fonde ne permettent en rien de faire les doctes considérations que nous lisons ou entendons très souvent.
    Certes, dire que le score d’un candidat se situe entre 47 % et 52 % – ou inversement – n’est pas médiatiquement très vendeur, mais c’est la stricte réalité de ce qu’on peut légitimement affirmer !
    Et comme nous avions eu l’imprudence d’écrire dans une loi de 2016 que les instituts de sondage seraient tenus de publier la marge d’erreur lors de la première publication du sondage, l’intention du législateur fut détournée, sinon dans sa lettre, du moins dans son esprit, les instituts diffusant cette fameuse marge d’erreur sur leur site – ou sur un site – peu consulté, ce qui les dispensait ensuite de le publier dans des médias « grand public ». Nous avons donc dû refaire la loi en 2020 : désormais, toute publication d’un sondage doit être assortie de la mention de la marge d’erreur.
    Encore faut-il que cette disposition soit appliquée. Et Michel Lejeune pointe à ce sujet, à juste titre, le caractère « insuffisant » des contrôles effectués par la commission des sondages dont la vigilance est relative et dont les contrôles ont assez peu d’effets dans les cas – nombreux – où la loi n’est simplement pas respectée.
    Michel Lejeune cite cet article mémorable du quotidien Le Monde du 30 mars 2007 dans lequel, en réponse à l’un de nos rapports parlementaires, Roland Cayrol et Stéphane Rozès évoquent « le travail de nature scientifique »qu’effectueraient les instituts de sondage.
     
    Nous les avons maintes fois pris au mot ! Dans toutes les sciences exactes ou humaines, la transparence s’impose – c’est pourquoi on peut parler d’une démarche scientifique –, chaque auteur devant présenter ses données, ses méthodes et ses résultats de telle manière que le processus soit reproductible : tout autre chercheur appliquant les mêmes méthodes aux mêmes données (au même corpus) aboutissant au même résultat.
    Or, les sondeurs s’insurgent encore lorsqu’on leur demande la transparence alors qu’ils se prévalent de la science…
    Ainsi en est-il pour les redressements qui sont très fréquents, les « chiffres bruts » issus d’une enquête étant couramment redressés avant d’être publiés.
    La loi dispose que ces redressements et la méthode pour les effectuer doivent être déclarés à la commission des sondages, qui doit les publier sur son site internet. Il suffit de consulter ce site pour constater l’indigence des informations apportées.
    Des sondeurs nous ont dit que cette disposition de la loi était illégitime et qu’ils devaient pouvoir garder leurs « secrets de fabrication ». C’est comme si vous demandiez à un chef – nous ont-ils dit – de publier ses secrets culinaires. Ce à quoi nous rétorquons que le chef ne prétend pas faire de la science. Il fait de la gastronomie. Si les sondeurs affirment faire de la science, ils doivent accepter qu’on en tire toutes les conséquences.
     
    Je ne donnerai qu’un exemple, très justement analysé par Michel Lejeune : celui de l’élection présidentielle de 2002.
    La majorité des sondages mettaient Le Pen à 14 % et Jospin à 18 %. Or, en fonction des échantillons sondés, la marge d’erreur était de plus ou moins 4 %. De surcroît, les résultats bruts des enquêtes mettaient Le Pen à 7 %. Et le redressement de 7 % à 14 % reposait sur des considérations pour le moins discutables : les résultats du vote l’ont montré.
    Il faudrait aborder encore bien des sujets évoqués dans ce livre. Je cite :
    • La manière dont les questions sont rédigées, l’ordre dans lequel elles sont posées, l’effet de « halo » de l’une sur l’autre. Changez l’ordre, vous changerez les résultats. Or souvent, ces questions ne sont pas publiées.
    • Le taux de non-réponse ou de refus de réponse dans les sondages téléphoniques, qui peut atteindre 90 % des appels : comment, dans ces conditions, être sûr que la population de ceux qui répondent est « représentative » ?
    • Les biais induits par les sondages par Internet (aujourd’hui les plus fréquents et de loin) et les « acces panel » – autrement dit les panels établis une fois pour toutes (selon des méthodes qui peuvent également poser problème) et comptant des personnes qui répondent moyennant rémunération.
    Mais j’arrête là ! Je pense avoir montré combien le travail de Michel Le jeune est utile, salutaire… car, en effet, le combat pour la fiabilité, la transparence et le contrôle des sondages n’est pas achevé.
    Jean-Pierre Sueur
    • La singulière fabrique des sondages d’opinion, aux éditions L’Harmattan, 165 pages, 19 €

     

  • Directeur de recherche au CNRS, spécialiste de science politique, Éric Kerrouche est également sénateur du département des Landes où il a été adjoint de sa commune de Capbreton avant de présider la communauté de communes de Marenne-Adour-Côte sud.

    C’est dire qu’il peut se prévaloir à la fois de sa compétence scientifique et de son expérience d’élu de terrain pour traiter des sujets relatifs aux collectivités locales.

    Il nous en donne une riche et forte illustration avec son dernier livre intitulé Le blues des maires qui vient de paraître aux éditions de la Fondation Jean Jaurès.

    Éric Kerrouche dresse d’abord un diagnostic du phénomène qui se traduit, en particulier, par la démission d’un certain nombre de maires et le découragement de bien d’autres… Il décrit les causes. Celles-ci tiennent à « la difficile conciliation avec la vie professionnelle mais également, quoique de façon plus réduite, avec la vie personnelle. » Le mandat de maire est, ainsi, toujours plus « chronophage. » Elles tiennent aussi à l’exigence croissante des citoyens. Un élu démissionnaire du Lot affirme : « Si un trottoir est un peu défoncé, il faudrait que le lendemain il soit réparé. »

    Les citoyens se conduisent de plus en plus comme des « consommateurs insatisfaits », la citoyenneté laisse la place au « consumérisme. »

    On me permettra sur ces deux points deux remarques personnelles.

    En réalité, c’est vrai que les fonctions de maire et plus généralement d’élu sont de plus en plus « chronophages. » L’une des raisons tient à la multiplicité des réunions qui sollicitent un maire : le conseil municipal, bien sûr, mais aussi la réunion des adjoints, des commissions, le conseil communautaire, sans oublier les réunions du même type au « pays », devenu « PETR », et sans compter les interminables réunions de multiples instances, ou bien celles où nos élus sont sans cesse convoqués, à toutes les heures du jour, à la préfecture ou à la sous-préfecture… Je suis convaincu pour ma part que cette pléthore de réunions finit par porter tort aux réunions utiles et décisionnelles – et que plus de rigueur et d’économie à cet égard ne porterait pas tort à la démocratie, tout au contraire !

    Seconde réflexion : si l’on veut lutter contre cette conception « consumériste », il n’est pas d’autre remède que d’en revenir dès l’école élémentaire aux principes fondamentaux que devrait enseigner l’instruction civique. Il y a encore beaucoup à faire à cet égard !

    Mais j’en viens à la seconde partie du livre d’Éric Kerrouche qui évoque les faits récents qui contribuent de façon non négligeable à ce « blues des maires. »

    Il y a la montée de l’abstention, et donc du désintérêt d’un nombre croissant de nos concitoyens.

    Il y a la multiplication d’instances de toutes sortes. Ainsi Éric Kerrouche s'interroge : « Quelle est réellement la plus-value démocratique d’une commission consultative des services publics ? » – ce qui rejoint mes considérations précédentes.

    Il y a les baisses de dotation de l’État qui rendent de plus en plus difficile l’établissement d’un budget communal. S’y ajoutent les incertitudes – aujourd’hui encore – quant aux modalités de la compensation de la suppression – partielle ou totale ? – de la taxe d’habitation.

    Il y a la diminution drastique des contrats aidés.

    Il y a, enfin, les difficultés créées par les modifications des périmètres de l’intercommunalité – et la compétence GEMAPI – ainsi que les transferts – d’ici 2026 ! – des compétences « eau et assainissement ».

    On me permettra à nouveau une remarque personnelle sur ce dernier point. Il est incontestable que la transformation des communautés de commune en fonction de nouveaux seuils démographiques a créé des difficultés et que la transition a pu être rude. Mais je persiste à penser que pour le développement – et tout particulièrement le développement économique – de nos espaces ruraux incluant de petites communes et des communes de taille moyenne –, une multiplicité de petites communautés de communes comptant 5 000 habitants ou moins n’était pas la bonne réponse. S’y résigner, par facilité, eût été aller tout droit vers une logique dans laquelle il y aurait eu – pour caricaturer – les métropoles tournées vers l’avenir et le développement d’un côté, et de l’autre une sorte de « désert ». Des communautés rurales fortes, structurées autour de moyennes communes, engagées elles aussi dans de vrais projets de développement, sont assurément la bonne réponse pour un aménagement équilibré de tous les territoires.

    Éric Kerrouche présente enfin une série de propositions de réformes pour répondre au « blues des maires », telles que l’accroissement de la parité avec des exécutifs paritaires aussi bien dans les communes que dans les intercommunalités ; une révision des indemnités des élus pour compenser la perte de revenus professionnels qu’ils subissent ; des dispositions plus efficaces que celles en vigueur pour faciliter leur retour à la vie professionnelle ; etc.

    Il aborde aussi la question des « communes nouvelles »dont la création peut être positive dès lors qu’elle correspond à une volonté profonde des élus et des citoyens. L’attachement à la commune est tel dans notre pays que les constructions artificielles me paraissent en effet vouées à l’échec.

    Éric Kerrouche aborde enfin la question de la démocratisation des instances intercommunales au-delà du « fléchage », aujourd’hui acquis, mais qui change relativement peu de choses… Il propose une solution originale qui consisterait à faire élire au suffrage universel direct le président de la communauté tandis que les membres du conseil communautaire continueraient d’être élus par les conseils municipaux. On peut aussi imaginer d’autres solutions. Il m’apparaît, à titre plus personnel, qu’on pourrait différencier les modes de scrutin selon le type d’intercommunalité. Ainsi, il m’apparaîtrait pertinent de garder – dans l’état actuel des choses – le mode de désignation en vigueur pour les communautés de communes. Il me semble en revanche qu’il est difficile de ne pas aller – sous une forme ou une autre – vers une forme d’élection au suffrage universel direct dans le cas des métropoles – ce qui est déjà acquis pour la métropole de Lyon.

    Au total, Éric Kerrouche nous offre une analyse et des pistes de réflexion précieuses. Et il a bien raison de récuser, dans sa conclusion, « une recentralisation rampante et arrogante. »

    Jean-Pierre Sueur

    • Ce livre est édité par les éditions de la Fondation Jean Jaurès, 12 cité Malesherbes, 75009 Paris. Prix : 6 €
     
  • Originaire d’Orléans, Camille Mialot est un avocat très reconnu dans le droit de l’urbanisme et de l’aménagement dont il s’est fait le spécialiste.

    Je veux saluer l’ouvrage de référence intitulé Le permis de construire et autres autorisations d’urbanisme qu’il vient de publier avec Fanny Ehrenfeld, avocate au barreau de Paris.

    Comme l’écrivent les auteurs dans leur introduction : « Le permis de construire, et les autres autorisations d’urbanisme sont des actes juridiques courants. Pourtant une personne qui souhaite demander une autorisation d’urbanisme, ou consulter une autorisation pour connaître un projet de construction, se heurte rapidement à la complexité de la matière. »

    Je dois dire que mes expériences d’élu local et national me conduisent à pleinement confirmer ce constat.

    Le droit de l’urbanisme – et donc la délivrance du permis de construire – procèdent, en effet, de « strates » juridiques « superposées. »

    La matière recèle, en outre, « des logiques potentiellement contradictoires : d’un côté le souci de favoriser la construction, de l’autre la protection de l’environnement. »Ces deux préoccupations sont justifiées : toute la question est de les concilier, ce qui est possible et nécessaire.

    Enfin, nos auteurs nous exposent aussi les complexités liées au fait que « les autorisations d’urbanisme sont soumises à plusieurs juges : le juge administratif, le juge civil et le juge pénal. »

    Ces constats introductifs justifient pleinement la nécessité de ce livre qui, exemples et jurisprudences à l’appui, présente tous les aspects des textes législatifs et règlementations en vigueur.

    Il est question des certificats d’urbanisme, du dépôt d’une demande de permis de construire, de toutes les étapes de son examen, des permis modificatifs, de tous les types de contentieux et même des prélèvements obligatoires liés à l’urbanisme.

    Il est aussi question du recours à l’architecte en matière de construction. Je déplore pour ma part que les législations récentes aient considérablement réduit ce recours, notamment pour les logements sociaux. Or il y va de la qualité des logements et du paysage urbain.

    Il faut remercier Camille Mialot et Fanny Ehrenfled pour ce livre très pédagogique, clair et complet qui sera pour les professionnels, les universitaires, comme pour les particuliers et tous ceux que cette matière intéresse, un guide très précieux.

    JPS

    Le permis de construire et autres autorisations d’urbanisme,éditions Berger-Levrault, 530 pages, 45 €

     
     
     
  • À l’heure où la Tunisie connaît des soubresauts politiques qui ouvrent sur un avenir incertain, et même si l’espoir demeure, à l’heure où elle est confrontée à une terrible épreuve sanitaire (1), il est éclairant de lire le livre d’un Tunisien né près de Sousse et devenu un chercheur de haut niveau, Abdellaziz Ben-Jebria, qui vient de paraître aux éditions Edilivre.

    C’est l’histoire d’une ascension sociale et intellectuelle, de l’école primaire d’un petit village de Tunisie aux universités françaises – une ascension menée à la force du poignet, de petits boulots en petits boulots, pour assurer le financement nécessaire – puis à un doctorat d’État, à un statut de chercheur de haut niveau au sein de l’INSERM. Et puis Abdellaziz Ben-Jebria a été, comme tant d’autres étudiants français ou non ayant atteint ce haut niveau, happé par les États-Unis, où il mène un brillant parcours universitaire et scientifique. Qui dira combien notre pays aura payé ces « appels d’air » incessants de nos meilleurs scientifiques, faute que la France puisse simplement leur proposer des emplois au sein des universités et organismes de recherche rémunérés au niveau qui est le leur ?

    Ce parcours est toute une histoire qui appelle à la réflexion. Il s’achève (provisoirement) lorsqu’Abdellaziz Ben-Jebria rentre en Tunisie en 2010. Il vit la révolution, ce « printemps arabe » dont il nous parle avec une extrême lucidité. Il nous explique qu’alors que des foules joyeuses s’enthousiasmaient pour l’avenir qui s’ouvrait avec le départ de Ben Ali « et de sa bande », on assistait « au réveil de politiciens opportunistes de tout bord pour […] voler à ces jeunes gens naïfs leur propre victoire ; ces politiciens arrivistes ont vite clamé leur pseudo contribution au renversement du régime Ben Ali et se sont enfoncés à cœur joie dans la prolifération de centaines de partis politiques. […] Pire, on assistait aussi au retour victorieux des tenants de la vérité divine pour réclamer leur part de gâteau. »

    Et il ajoute : « On semblait oublier que la Tunisie est à la fois africaine et méditerranéenne par sa situation géographique […], qu’elle avait préservé la mémoire intacte pour demeurer ouvertement pluriculturelle par l’imprégnation de ses anciennes civilisations punique, carthaginoise, romaine, byzantine et j’en passe bien d’autres […] tout en préservant ses coutumes musulmanes et ses traditions populaires. »

    Il dénonce la nouvelle constitution qu’il juge « incohérente, opaque et imprécise » et l’action d’une « arrogante et irresponsable troïka » qui « s’est précipitée à doubler artificiellement les salariés de la fonction publique. » Il explique combien cela a pesé sur la situation économique.

    Et il n’a pas de mots assez durs contre la corruption.

    On voit bien qu’il attend, qu’il espère autre chose. Puisse l’avenir lui donner raison. Puisse le « printemps arabe », né en Tunisie, et qui s’y est poursuivi, alors qu’il sombrait partout ailleurs, vivre, et vivre longtemps par le chemin retrouvé de réformes fortes respectueuses d’une nation et d’un peuple qui furent toujours ouverts au monde et à la modernité tout en gardant leur identité profonde !

    Jean-Pierre Sueur

    • Aux éditions Edilivre, 520 pages, 29,50 €.
    (1) Le groupe France-Tunisie du Sénat a alerté dès le début de la crise sanitaire qu’a connue la Tunisie le président de la République, le Premier ministre ainsi que le ministre des Solidarités et de la Santé, sur la nécessité d’une aide immédiate, forte et pérenne de la France à la Tunisie. La présidence de la République et le Premier ministre nous ont adressé en réponse les lettres qu’on lira ci-dessous.
  • Dans nombre de communes du Loiret, des associations d’habitants travaillent sur leur histoire et élaborent des publications souvent précieuses, car le passé explique le présent et la connaissance de l’histoire est essentielle pour préparer l’avenir.
    Parmi ces publications, je signale tout particulièrement la dernière en date intitulée Les petites et grandes histoires du quartier est d’Orléans réalisée par l’Association pour la mémoire et l’animation de l’est d’Orléans (AMAE). Celle-ci est consacrée à toute la partie est d’Orléans, depuis les quais de la Loire, le faubourg de Bourgogne, le quartier Saint-Marc, l’Argonne, le Belneuf jusqu’à la Barrière Saint-Marc et se présente comme la forme d’un abécédaire.
    On y redécouvre toute la vie de ces quartiers, où, dans le passé, l’arboriculture était très présente avec la vigne qui, par exemple, entourait le « Cabinet vert », au bout du « quai du Roi », dont l’histoire nous est contée, les fêtes de toutes sortes, le cirque Lavrat qui y avait son siège. On y retrouve l’École normale du Faubourg de Bourgogne et son école annexe, et la grande figure de Charles Péguy qui en fut l’élève puisqu’il habitait à proximité, au numéro 50 de ce faubourg, dans sa maison natale qu’une municipalité eut la mauvaise idée de détruire.
    On parcourt la rue du Fil Soie et on apprend comment la rue de la Fosse au Diable fut rebaptisée du nom de Pierre-et-Marie-Curie.
    On suit l’histoire du logement social, depuis la loi Loucheur, en passant par la cité d’urgence du Belneuf, la Cité Rouge (du nom de la couleur de ses toits) et la Borde aux Mignons, et aussi l’histoire de l’église Saint-Jean-Bosco située dans le quartier d’habitat social.
    On visite des édifices remarquables, tels la villa Sébastopol, siège d’innombrables fêtes, cérémonies et banquets, devenue le « Kiproko », boîte de nuit partiellement détruite en 1982, la maison Barillet située au 46 rue Saint-Marc, représentative de l’Art nouveau, ou le collège Jean-Rostand, l’ancien et l’actuel (qui n’a pas encore reçu de dénomination).
    On côtoie les associations, comme la très active Étoile Saint-Marc.
    Et enfin, on rencontre nombre de personnes remarquables, certaines sont toujours vivantes, comme Daniel Gélis, artiste peintre de renommée internationale, qui vit et travaille dans le quartier Saint-Marc, et Jean-Nicolas Weigel, champion du monde de boxe, devenu entraîneur et expert en joutes nautiques.
    D’autres nous ont quittés : Jean Zay, le grand ministre de l’Éducation nationale du Front populaire à qui fut dédiée l’avenue qui relie ces quartiers Est au centre-ville d’Orléans inaugurée en 1994 ; Alice Lemesle, « bienfaitrice du quartier » ; Théophile Naudy, directeur de l’École normale, qui détecta les talents de Charles Péguy et le fit inscrire au lycée ; Olympia Cormier, institutrice militante qui fut déportée à Ravensbrück ; Henri Lavedan, auteur de nombreuses comédies ; et enfin Roger Toulouse, grand artiste, qui vivait et peignait dans sa maison rue de l’Abreuvoir et dont l’œuvre immense est trop longtemps restée méconnue de beaucoup.
    Au total, ce voyage historique, géographique, et d’abord humain, au cœur de l’est d’Orléans, mérite d’être emprunté. C’est ce que nous propose ce livre, fruit d’un travail sérieux d’une équipe de bénévoles qu’il faut remercier.
    Jean-Pierre Sueur
  • C’est un important ouvrage, publié aux Presses universitaires de Rennes, que nous livrent vingt-trois universitaires, enseignants-chercheurs, dont beaucoup appartiennent aux Universités d’Orléans et de Tours, sous le titre, en partie inexact de Lieux de mémoire en Centre-Val de Loire. Les monographies qui y sont réunies ne portent en effet pas seulement sur les « lieux de mémoire », mais aussi sur des personnages (des « acteurs ») et des événements (des « moments »). Cela pourrait paraître disparate, mais ne l’est pas, puisqu’il s’agit de cerner l’identité de notre région Centre-Val de Loire. Et que cette identité est faite de paysages, de villes, de monuments, mais aussi d’hommes et de femmes, et d’événements, qui ont façonné son histoire.
    On passe donc de la géographie à l’histoire, de la littérature à la sociologie, de l’urbanisme à la philosophie… Et une question parcourt la plupart des contributions. Cette question est bien connue, mais elle mérite encore d’être approfondie : cette question c’est, justement, celle de l’identité de cette région. A-t-elle une identité ? Quelle est-elle ? Son existence est-elle un artifice, une construction arbitraire, un rassemblement de terroirs très divers réunis sous le vocable « Centre » – un vocable qui ne veut pas dire grand-chose, qui ne « parle » pas et ne définit pas même une entité géographique.
    C’est pourquoi – on me permettra cette note personnelle – l’amendement parlementaire que je suis le plus fier d’avoir défendu, parmi quelque milliers d’autres, est celui qui a été déposé et voté au Sénat, puis à l’Assemblée Nationale par lequel la région Centre devenait, au terme de la loi, la région « Centre-Val de Loire ». Le Val de Loire est connu. Il est un atout exceptionnel. Aimé des rois, il mérite de l’être de nos républiques. Et même si tous les terroirs qui composent la région ne voient pas la Loire couler en leur sein, nombre de ses affluents les irriguent, et ce dernier « fleuve sauvage » de France constitue assurément « l’épine dorsale » de la région.
    Au-delà de l’appellation, d’autres raisons expliquent la difficulté pour notre région de s’approprier une identité claire. Ainsi, Pierre Allorant évoque, en conclusion de l’ouvrage, « son rapport ambivalent à une mémoire nationale si souvent confondue avec son propre souvenir, participant sans doute à un travail de déni d’une région qui fut autrefois le domaine royal »,et il cite Michelet pour qui « le sort d’Orléans a souvent été celui de la France. »
     
    Bien des personnages, illustres ou moins connus, apparaissent au fil de l’ouvrage. À commencer par Jeanne d’Arc au sujet de laquelle Françoise Michaud-Fréjaville pourfend – une fois encore ! – quelques idées toutes faites. On lit avec intérêt le texte de Michel Verbeke sur le docteur Pierre Dézarnaulds qui fut député, ministre, maire de Gien – la maire de la reconstruction –, en attendant le livre que devrait écrire le même Michel Verbeke et que le riche parcours de Dézarnauld justifierait amplement. On découvre, grâce à Philippe Nivet, le rôle trop méconnu dans la Résistance d’Henri Duvillard, gaulliste historique s’il en fût. Noëlline Castagnez nous présente une analyse très documentée de la manière dont fut vécue et perçue la fin tragique de Pierre Chevallier, maire de la reconstruction d’Orléans, et du procès qui s’ensuivit, à partir des journaux – régionaux et nationaux – de l’époque.
    Il faudrait tout citer…
    Je me bornerai, pour conclure, à évoquer ce que nous décrit justement Joël Mirloup (repris en partie par Pierre Allorant) quant à notre histoire ferroviaire. Alors que la gare des Aubrais fut un nœud ferroviaire très important par le passé, une part très significative de la région Centre-Val de Loire a « raté le coche » du TGV, à commencer par sa capitale, Orléans, puisque le tracé passant par Vendôme lui fut préféré. Premier échec suivi d’un second. Alors qu’un accord avait été signé entre l’État et les trois régions concernées pour une liaison rapide (pendulaire) reliant Paris, Orléans, Limoges et Toulouse (le POLT), celui-ci fut rayé d’un trait de plume par le ministre Gilles de Robien sous la faux prétexte que le pendulaire « n’était pas au point. »Ce projet était pourtant essentiel en termes d’aménagement du territoire. Faute de le réaliser, on structurait l’espace autour de deux axes : Paris-Lyon-Marseille et Paris-Poitiers-Bordeaux. Et entre les deux, le vide… Oui, ce fut un nouvel et rude échec. Je suis de ceux qui – comme Joël Mirloup – défendent une liaison allant de Paris à Lyon en passant par Orléans et Nevers, et une autre qui irait de Paris à Orléans et Châteauroux pour rejoindre le POLT. On a appelé ce projet « l’Y inversé ». Puisse-t-il vivre ! C’est le vœu que j’émets, même si je connais les scepticismes ambiants.
    Mais pour finir sur une note positive, je remercierai nos vingt-trois auteurs de mettre en valeur tant d’atouts de notre région. Des atouts qui donnent de l’espoir – et confortent tous les « acteurs » qui, aujourd’hui et demain, vont et veulent aller de l’avant.
    Jean-Pierre Sueur
    • Lieux de mémoire en Centre-Val de Loire, sous la direction de Pierre Allorant, Walter Badier, Alexandre Borell et Jean Garrigues, PUR éditions, 320 pages, 25 €

     

  • Michèle Gendreau-Massaloux qui fut rectrice (on ne devait pas féminiser ce nom à l’époque !) à Orléans avant de l’être à Paris puis à l’agence universitaire de la francophonie, nous offre, dans le dernier numéro de la revue Critique, s’agissant de l’œuvre d’Hélène Cixous, une analyse très pénétrante des rapports qui unissent, en un même être, l’écrivain et le lecteur. « Qui ne reconnaît aujourd’hui – écrit-elle d’emblée – qu’être un écrivain, c’est aussi peut-être et d’abord être un lecteur. »Ainsi, nous dit-elle encore, Julien Gracq, « en lisant, en écrivant, découpe au scalpel les textes de ses aînés. »
    Pour en venir à Hélène Cixous, Michèle Gendreau-Massaloux restitue sa faculté de faire vivre en son séminaire, durant les années 2001-2004, « quelque soixante auteurs » qui, lus et relus par elle, nous « reviennent toujours neufs. » Elle dit – mais, maintenant, c’est écrit – que « la question même de la lecture est le déchiffrement mètre à mètre par la pensée d’une profondeur qui est traitée de surface par ceux qui ne veulent pas lire les signes. » Et elle ajoute : « Si on me demandait de résumer une position politique, elle passerait par la lecture. »
    La parole du séminaire, devenue écriture, qui vient d’être « fidèlement » restituée dans un imposant livre de 1 186 pages (Gallimard), a un statut propre. Michèle Gendreau-Massaloux le décrit « tantôt au galop, tantôt dans la contemplation animée, jamais à l’arrêt. »Elle écrit encore que« le rythme apporte aux auditeurs des sensations, des émotions, des éblouissements. » Et elle nous rappelle cette forte et paradoxale intuition de Jacques Derrida qui plaçait « l’écrit à l’intérieur même de la parole. »
    Ainsi, dire et écrire se rejoignent. L’un procède de l’autre, et inversement.
    Et les écrivains sont nourris des livres. Ils sont faits de littérature et de mots, comme les indiens d’Asturias sont faits de maïs.
    On me permettra à ce sujet une référence à Charles Péguy qui écrivait dans Clio : « Les mauvaises lectures désagrègent », et encore : « La plus grande œuvre du plus grand génie est livrée entre nos mains, non pas inerte, mais vivante, comme un petit lapin de garenne. »Si bien – écrivait-il –, que nous avons la faculté de « faire une mauvaise lecture d’Homère, de découronner une œuvre du génie. »
    Autrement dit, tout se tient. L’écrivain et le lecteur sont solidaires. Ils se tiennent la main quand ils ne s’identifient pas l’un à l’autre. L’écrivain écrit sur un terreau de littérature, qui le nourrit et qu’il régénère. Dans cet article, Michèle Gendreau-Massaloux nous parle justement des « échos qui se répondent d’un texte ou d’un écrivain à un autre » et nous offre, pour finir, cette ultime citation d’Hélène Cixous : « La littérature peut refaire de la vie avec des cendres. »
    Jean-Pierre Sueur
    • Critique, revue générale des publications françaises et étrangères, N° 83, octobre 2021
  • « Seize années durant, entre 1950 et 1967, Orléans a été le quartier général des troupes américaines de l’OTAN » – et bien que ces seize années de « présence américaine » ne soient pas un événement si lointain, le souvenir en est presque oublié. C’est pourquoi le livre que Sylvie Blanchet vient d’y consacrer sous le titre Orléans et ses environs, 1950 1967 - la parenthèse américaine (éditions L’Harmattan, collection Graveurs de mémoire, 25 €) constitue un apport précieux pour restituer cet épisode de la vie d’Orléans et des communes voisines.
    On sait ce que notre pays et ce qu’Orléans doivent aux États-Unis d’Amérique et aux troupes américaines dans le combat contre l’Allemagne nazie et pour la Libération que nous célébrons chaque année.
    On aurait pu penser que cette dette se traduirait par un accueil positif et même chaleureux des troupes basées à Orléans et dans les environs à la suite de la signature du Traité de l’Atlantique nord en 1949, et de la décision d’y installer le quartier général des troupes américaines de l’OTAN.
    Or, tout l’intérêt du récit de Sylvie Blanchet, fondé sur un important travail documentaire et la restitution de nombreux témoignages, est de nous présenter la réalité de la cohabitation entre Orléanais et Américains, telle qu’elle fut, avec ses ombres et ses lumières, en cette période de guerre froide.
    Ainsi, si les pouvoirs publics – qu’il s’agisse de la mairie ou de la préfecture – ont tout fait pour que les choses se passent au mieux, de vives critiques n’ont pas manqué, venant en particulier du Parti communiste, auquel s’opposèrent, au fil des temps, au sein du conseil municipal d’Orléans, Pierre Chevallier, ancien résistant, avec beaucoup de vivacité, puis Roger Secrétain, mais aussi René Dhiver et Pierre Ségelle.
    Sylvie Blanchet consacre une analyse détaillée à la question du logement. Dans ces années d’après-guerre, nombre d’Orléanais vivent encore dans des baraquements et des cités d’urgence. Dans ce contexte, la création de nombreux logements pour accueillir « les Américains » n’est pas sans poser des problèmes de priorité et sans susciter les critiques. Assurément, il faut de toute façon beaucoup construire – et c’est pour moi l’occasion de redire combien l’action de Pierre Ségelle, ancien député-maire d’Orléans, fut à cet égard décisive.
    L’architecture des cités américaines a ses spécificités et ses qualités et, après 1967, les ensembles des Châtaigniers à Saint-Jean de Braye, de la résidence Foch à Olivet et de la Petite Espère à Saint-Jean de la Ruelle ont été bien vite occupés par les habitants de ces communes, cependant que le quartier de Maison fort à Olivet était voué à un nouvel avenir, militaire notamment, et que la caserne Coligny devenait la cité administrative qu’on connaît aujourd’hui.
    Sylvie Blanchet note combien les mentalités ont évolué au fil du temps. Elle observe, après les difficultés du début, un « renversement de tendance » au cours des années soixante conduisant à des relations harmonieuses.
    J’ajoute, pour finir, que son livre vaut surtout pour les multiples témoignages et restitutions d’évènements qu’on pourra qualifier de mineurs, mais qui contribuent à rendre véridiques ces épisodes d’une histoire oubliée prise « sur le vif. »
     
    Jean-Pierre Sueur
  • C’est un étrange livre que nous offre Charles Coustille : il s’intitule Parking Péguyet est publié chez Flammarion. Alors qu’à moitié endormi, il pianotait sur Google à la recherche de notices sur Charles Péguy, Charles Coustille ne se rend pas compte qu’il est, en fait, sur la section « Maps » de Google et il tombe sur « Parking Péguy », un parking situé à Stains (Seine-Saint-Denis). Et lorsqu’il demande à ses élèves de lui dire s’ils avaient déjà entendu parler de Charles Péguy, la réponse est unanime : « Oui, c’est un arrêt de bus juste à côté », à Créteil.

    Ces épisodes ont donné l’idée à Charles Coustille d’aller visiter avec l’un de ses amis photographes, Léo Lepage, tous les lieux ou bâtiments publics portant le nom de Péguy. Il y en a 407 au total, dont 350 rues, vingt avenues, trente écoles, plusieurs impasses et trois parkings !

    Dans le Panthéon des noms de rue attribués par les conseils municipaux, Péguy figure à la 97e place, la palme revenant à Charles de Gaulle, suivi de Louis Pasteur, Victor Hugo et, en quatrième position, Jean Jaurès.

    Beaucoup des rues (mais aussi des parkings) dédiés à Péguy sont décrits dans le livre. Ces lieux sont aussi photographiés. Et en regard, il y a de fortes citations de Péguy extraites, en particulier, de Clio, de Notre Jeunesse, de L’Argent, des Situations

    Une constatation s’impose. Alors que beaucoup des avenues et des rues dédiées à Victor Hugo sont en centre-ville, celles qui le sont à Charles Péguy sont situées en périphérie, dans des lotissements, entre des barres d’immeubles, dans la « France périphérique » ou « périurbaine » – la France des « gilets jaunes » en quelque sorte, risque l’auteur dans une conversation avec l’un de ses amis.

    … Voilà un sujet de méditation. Comme le sont tous les extraits de l’œuvre, à côté des photos, très bien choisis et qui illustrent l’analyse de Charles Croustille pour qui Charles Péguy « était un homme complexe, presqu’aussi contradictoire qu’intransigeant. »

    Comme il le déplore, Charles Péguy est trop peu présent dans les programmes de littérature, les sujets du baccalauréat et même de l’agrégation. C’est très dommage. Car son œuvre est immense et étonnamment actuelle, comme le montre le grand intérêt que lui portent aujourd’hui nombre d’intellectuels, en France et à l’étranger.

    … Et il n’y a plus d’engouement pour lui donner des noms de rue. Accablant témoignage, la seule rue qui fut dédiée à Charles Péguy en 2014, année anniversaire de sa mort au champ d’honneur, le fut par la ville d’Orange dirigée par le Rassemblement national (ex Front national).

    Et à Orléans ? À Orléans, il y a, bien sûr, une rue Charles-Péguy suite à une délibération du conseil municipal de 1924 – sur laquelle je reviendrai – qui eut la mauvaise idée, pour percer cette voie, de démolir la maison natale de Péguy.… Plein d’indulgence, Charles Coustille écrit que cette rue « donne directement sur la Loire » et le long du Centre de formation de la Chambre des métiers et de l’artisanat du Loiret, « ce qui tombe plutôt bien pour la rue d’une rempailleuse de chaises ayant donné naissance à un écrivain qui se voyait comme un artisan des lettres. »

    Jean-Pierre Sueur

    • Aux éditions Flammarion, 187  pages, 22 €
     
  • Il faut rendre hommage à Gilbert Trompas, directeur de Corsaire éditions, qui vient de rééditer un texte inachevé, très éclairant, de Charles Péguy sur son enfance, titré Pierre. Commencement d'une vie bourgeoise, qui était devenu totalement introuvable (sauf au sein de l'édition des œuvres complètes dans La Pléiade due à Robert Burac – coûteuse) et que chacun pourra donc facilement se procurer.
    Il faut, bien sûr, rendre également hommage à Éric Thiers, président de l'Amitié Charles Péguy, qui tenait beaucoup à cette réédition, et a écrit pour celle-ci une présentation de cinquante pages, riche et pénétrante.
    Comme l'écrit d'emblée Éric Thiers, Péguy est « un écrivain hors norme, socialiste, anarchiste, dreyfusard, républicain, chrétien, patriote. »
    Il nous explique aussi que le titre de ce livre ne manque pas d'ironie. Brillant élève, lycéen, étudiant en classe préparatoire et puis élève de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, Péguy disposait de tous les atouts pour mener une « vie bourgeoise ». On peut même penser que c'était en filigrane dès son enfance. Il aurait pu être une gloire universitaire. Mais il ne le voulut pas. Comme l’écrit encore Éric Thiers : « Il est le normalien qui refuse l'université, le socialiste qui rejette le parti, le chrétien qui fustige les curés. »
    Mais nous sommes encore loin de tout cela dans ces temps de l'enfance que nous conte Péguy – encore que des signes apparaissent déjà ici et là.
    Nous sommes dans le faubourg de Bourgogne où la grand-mère de Péguy s'est installée après avoir voyagé en bateau depuis le Bourbonnais, depuis Moulins plus précisément, où elle tenait une fabrique d'allumettes qui ne résista pas à la nationalisation de cette production. Elle vécut pauvrement de ménages et de lessives jusqu'au moment où sa fille, Cécile, la mère de Péguy, s'attacha à exercer un vrai métier dans lequel elle devint experte : le rempaillage de chaises. Et Péguy deviendra pour toujours le fils de la « rempailleuse de chaises », attaché comme sa mère au travail bien fait où il voyait les vertus de ceux qui construisirent nos cathédrales. Sa mère achète la paille à Saint-Jean-de-Braye et à Combleux et chez les vignerons de la barrière Saint-Marc.
    Son père est issu d'une lignée de vignerons des bords de Loire. Il est revenu malade du siège de Paris où il était parti avec les « mobiles du Loiret ». Il est mort dix mois après la naissance de son fils. La famille gardait « un petit morceau de pain dur » du siège et sa dernière lettre comme des reliques.
    Dans cette œuvre de jeunesse, Péguy exalte ses souvenirs de « l'école annexe de l'École normale », où il entre à sept ans, sa mère lui ayant déjà appris à lire et à compter – mais pas à écrire – et suit avec passion l'enseignement des « élèves-maîtres ». Et déjà le thème des « hussards noirs de la République »qui sera magnifié dans L’Argent apparaît ici comme une valeur cardinale.
    Et  puis il y a les maisons que Péguy habita successivement, celle où il naquit et qu'une municipalité d’Orléans eut la mauvaise idée de démolir en 1922 pour y substituer l'entrée de la « rue Charles-Péguy », et la suivante, plus spacieuse, l'une et l'autre fidèlement décrites.
    Et il y a le faubourg, avec ses habitants, ses artisans, ses ouvriers, le faubourg Bourgogne, si près de la Loire, qui est au cœur de l'ouvrage.
    Il y a aussi les obsessions de Péguy : sur sa taille en particulier qu'il fait mesurer souvent sur le chambranle de la porte où des encoches marquent les évolutions. De cela et de tant d'autres notations de ce livre, on pourrait, bien sûr, faire l'analyse – et la psychanalyse ! Éric Thiers écrit d'ailleurs que Pierre « est un texte séminal. Posé comme un jalon à l'orée d'une vie d'homme, il offre la plupart des clés pour entrer dans le monde de Charles Péguy. » Il ajoute : « Mais ce récit est aussi un acte de rupture. Avec cette "vie bourgeoise"[…]Sa vie sera celle d'un insurgé, contre l'injustice, contre la misère, contre le mal. »
    Le texte – inachevé – se termine sur la forte description du cantonnier qui arpente le faubourg : « Le vieux cantonnier sec et voûté, vêtu de sa blouse bleue, raclait régulièrement la route, infatigable. »
    C'est un livre écrit dans un style très simple, bien différent de ce que sera l'écriture de Péguy dans ses œuvres ultérieures. Il se lit facilement. Et c'est un bonheur que de le lire.
    Jean-Pierre Sueur
  • Mon collègue et ami, Éric Kerrouche, sénateur ces Landes, et Élodie Lavignotte, docteure en sciences politiques, viennent de publier aux éditions Berger-Levrault un livre intitulé Profession élu.e local.e qui est une analyse scientifique, lucide et réaliste – que je crois être sans précédent – des conditions dans lesquelles les élus locaux exercent aujourd’hui leur mandat en France, et que je me permets de signaler tout particulièrement.

    Le titre du livre peut apparaître, de prime abord, comme une provocation : le mot « profession » vient en effet contredire ce que nos auteurs appellent « la conception classique de l’élu local, bénévole et amateur. »Ils ajoutent, de surcroît : « S’il a été consacré par la Charte européenne de l’autonomie locale en 1985, le droit à la rémunération des élus n’en continue pas moins à faire l’objet de nombreuses réserves. »

    Et c’est vrai qu’il existe depuis longtemps un quasi consensus sur le fait que les fonctions électives locales ne doivent pas être exercées par des « professionnels » dont ce serait la seule activité, le seul emploi. Et il y a de bonnes raisons à cela : ainsi, il apparaît précieux que le conseil municipal soit composé de citoyennes et de citoyens exerçant toutes sortes d’activités professionnelles, qu’il rassemble des actifs et des retraités, des élus de toutes origines sociales et de tous les âges. Et il y a, pareillement, un consensus pour que certains de ceux-ci, exerçant une fonction exécutive particulièrement prenante, perçoivent une « indemnité » qui n’est pas un « salaire », mais une sorte de dédommagement – d’ailleurs très partiel – pour le temps consacré à l’exercice du mandat et des frais engagés.

    Éric Kerrouche et Élodie Lavignotte expliquent bien, d’ailleurs, que l’ampleur de la tâche de ces derniers élus n’est pas forcément proportionnelle à la taille de la commune. Ils citent cet élu d’une commune de moins de mille habitants qui déclare, lors d’une consultation effectuée par le Sénat : « Un maire d’une petite commune a, à mon avis, beaucoup plus de travail qu’un maire d’une grande commune qui a lui [des] agents autour de lui pour le seconder. Moi, si la cantinière est absente, je prépare les repas de la cantine, je dois faire le ramassage certaines fois, je fais la distribution de l’eau en cas de restriction. »

    Devant cet état de choses, il est un discours rituel que j’ai entendu des centaines de fois, voire davantage, au Sénat et ailleurs : « Il faut un VRAI statut de l’élu local. »Or, pour ma part, je n’ai jamais cru à l’apparition d’un texte magique et exhaustif qui surviendrait enfin et qui réglerait tout. Non : c’est peu à peu, étape par étape, que ce « statut » s’est construit, se construit et continuera à se construire. Éric Kerrouche et Élodie Lavignotte dressent d’ailleurs la liste impressionnante des textes de loi qui y ont d’ores et déjà largement contribué.

    Et puisqu’ils citent la loi du 3 février 1992 relative aux conditions d’exercice des mandats locaux que j’ai préparée puis défendue devant le Parlement alors que j’étais secrétaire d’État aux collectivités locales, qu’il me soit permis d’y revenir succinctement pour rappeler que ce texte présentait déjà un ensemble assez complet de dispositions incluant une revalorisation des indemnités des élus, la création d’un régime de retraite (alors que le gouvernement de l’époque défendait ardemment le principe de la retraite par répartition, j’ai regretté que le régime fût – suite aux arbitrages interministériels – un système par capitalisation, mais peut-être est-il difficile de faire autrement) , ainsi que, pour la première fois, l’instauration d’un droit à la formation des élus. Celui-ci vient d’ailleurs d’être complété par la récente loi dite « engagement et proximité ». Je regrette, d’ailleurs, que, comme le notent Éric Kerrouche et Élodie Lavignotte, ce droit à la formation s’exerce dans les mêmes conditions que l’ensemble la formation permanente dans notre pays : « Ce sont les élus les plus expérimentés qui se forment le plus et, de surcroît, ceux qui sont élus dans les grandes villes et à la retraite. » J’ajouterai un autre regret : j’aurais souhaité que ces formations fussent assurées par des instances publiques (universités ; GRETA, etc.) au lieu de quoi chaque parti a créé son organisme de formation. Ces derniers doivent être agréés, mais par définition – ce n’est pas un reproche ! – ils ne peuvent pas toujours se prévaloir de la même indépendance scientifique et pédagogique que les instances publiques précitées.

    Mais revenons à cette question du statut et des conditions concrètes dans lesquelles s’exercent les mandats locaux.

    S’appuyant notamment sur les enquêtes du Sénat, Éric Kerrouche et Élodie Lavignotte dressent un tableau du nombre d’heures consacrées par chaque type d’élu, à l’exercice de son mandat. Et là, les chiffres interrogent forcément. Le livre comprend beaucoup de statistiques. Mais je me limiterai à un seul pourcentage, qui me paraît très significatif : plus de 80 % des maires des villes de plus de dix mille habitants consacrent au moins trente-cinq heures à l’exercice de leur mandat ! C’est-à-dire qu’ils y consacrent un temps plein !

    Nos auteurs concluent que le statu quo est impossible. Ils reprennent des propositions faites naguère (et jadis !) par Marcel Debarge et Pierre Mauroy et qui n’ont pas été retenues. Ils analysent la sociologie des élus (qui est bien différente de celle de la population), les conditions d’accès à ces fonctions. Ils évoquent : la mise en œuvre d’indemnités plus réalistes, adaptées aux « intermittents de la démocratie » que sont devenus certains élus locaux ; une inscription de la « trajectoire élective dans la trajectoire professionnelle »au-delà des autorisations d’absence, du droit à la réintégration, etc. ; l’acceptation du « coût irréductible de la démocratie » ; et enfin la limitation des mandats dans le temps pour « revivifier une démocratie locale qui en a grand besoin. »

    Le grand mérite de ce livre est de dire clairement la réalité, au-delà des discours convenus, de présenter des pistes concrètes afin de compléter – encore ! – ce qu’on appelle « statut de l’élu » et de susciter de salutaires réflexions en cette période d’élections municipales.

    Jean-Pierre Sueur

  • Je tiens à signaler tout particulièrement le livre de François Guéroult, journaliste à France Bleu Orléans, intitulé SIDA, la peine et le sursis qui est paru aux Éditions Infimes.

    En décembre 2008, pour la première fois en France, une cour d’assises a jugé une affaire de contamination par le sida. C’était à Orléans.

    Si le récit retrace les faits tels qu’ils sont apparus lors du procès, François Guéroult nous emmène en immersion « dans la tête » de l’un des jurés, ou plus exactement au cœur de ses réflexions, de ses états d’âme, de ses questionnements, tels qu’il a pu les imaginer.

    Et le mérite de ce livre est de nous faire vivre ce procès de l’intérieur, en nous livrant une description minutieuse de tout ce qui faitun procès d’assises.

    Tout d’abord, il y a cette affaire : la contamination par le SIDA au sein d’un couple et l’absence de preuve matérielle. Le chef d’accusation ? « Administration de substance nuisible par conjoint suivie de mutilation ou infirmité permanente ». Pas de cadavre ni d’arme du crime. C’est « parole contre parole ». On entre alors dans toute la complexité des êtres humains : en l’absence de preuve matérielle, la difficulté de faire la part de la vérité, du ressenti, du non-dit. Le lecteur se retrouve happé par cette affaire, confronté aux états d’âme du juré – des jurés, chacun avec leur propre personnalité et leur situation personnelle –, à la connaissance du monde de la Justice, aux plaidoiries des avocats, etc.  

    François Guéroult nous livre une analyse psychologique des différents protagonistes, l’accusée, la victime, les jurés, les avocats, la présidente, l’ensemble des « acteurs » de ce procès et leur relation au monde qui les entoure, les difficultés que peuvent connaître les journalistes face à ce premier « procès du SIDA » : comment faire entrer le drame de deux vies dans le temps ultra court de l’information radio ?

    Mais le mérite de cet ouvrage tient aussi et surtout à ce questionnement sur ce qu’est l’ « intime conviction ». François Guéroult nous en trace les contours : « La loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves apportées contre l’accusé et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : « Avez-vous une intime conviction ? »

    L’intime convictionest au cœur de la difficulté de juger. Il ne s’agit pas alors de prendre une sanction « pour l’exemple » ou « au bénéfice du doute ». L’avocat de la défense illustre bien toute la difficulté de l’exercice : « On ne répare pas un drame par une injustice ».

    Au final, un jugement, cinq ans de prison assortis de sursis. C’est un jugement qui ne fâche personne.

    Mais François Guéroult suppose que le juré rentre chez lui avec cette question : « La cour d’assises n’a osé ni l’innocence ni la prison. Mais a-t-elle osé la justice ? »

    La question reste ouverte. François Guéroult n’y répond pas. Il ne propose aucune réponse toute faite. Il pose les questions, présente des témoignages et une analyse. Son livre donne assurément matière à réflexion sur un sujet complexe. Ce n’est pas le moindre de ses mérites.

    Jean-Pierre Sueur

    • Éditions Infimes, 275 pages, 13 €

     

     

  • Les discours des fêtes de Jeanne d'Arc à Orléans, ceux des maires et de leurs invités, sont des discours qui se réfèrent à une histoire – et c'est, bien sûr, toujours la même histoire, que chacun connaît ! Mais ce sont aussi des discours qui s'inscrivent dans la période, dans l'année où ils sont prononcés. Si bien que tout en parlant de l'histoire – et de la même histoire –, ils évoquent l'actualité, ils appellent à la mise en œuvre des valeurs qui étaient celles de Jeanne d'Arc en un temps donné. Et donc, l'intérêt de ces discours tient à ce qui, entre eux, est permanent, mais aussi à ce qui est changeant.

    C'est pourquoi il faut saluer le livre que Pierre Allorant et Yann Rigolet viennent de publier aux Éditions Corsaire – éditions orléanaises – sous le titre : Voix de Fêtes : cent ans de discours aux Fêtes de Jeanne d'Arc d'Orléans (1920- 2020).

    Précisons d'abord que si ce livre porte sur les cent dernières années, c'est simplement parce que c'est à partir de 1920 que les maires d’Orléans – le premier étant Albert Laville – ont choisi d'inviter une personnalité pour présider les fêtes de Jeanne d'Arc. Il s'en est suivi rituellement un discours du maire pour accueillir l'invité avant que celui-ci ne réponde.

    Précisons aussi que le livre de Pierre Allorant et de Yann Rigolet n'est pas exhaustif : outre le fait que certains discours n'ont pas pu être retrouvés, il aurait fallu bien des pages pour recueillir quelque deux cents discours… Et encore y a-t-il, de surcroît, les discours prononcés lors de la cérémonie dite de « remise de l'étendard » dont l'étude serait également intéressante, tant pour ce qu'il y aurait dans ces deux cents autres discours de permanences et aussi de différences significatives.

    Le premier invité, en 1920, fut le maréchal Foch. Il y avait là une logique qu’explique bien dans la préface de l'ouvrage Jean Garrigues : Foch était « auréolé des lauriers de la victoire sur les Allemands qu'il avait boutés hors de France comme Jeanne d'Arc avait bouté les Anglais. »

    Pierre Chevallier, maire élu peu après la guerre, voit en Jeanne d'Arc le symbole de la Résistance à laquelle il a participé et qu'il tient à magnifier. Il évoque la « bouleversante analogie », les « retours dont l'histoire est coutumière » qui se traduisent par le fait que « si peu enclin que nous fussions au mysticisme, il était au moins une voix que nous entendions », celle de Jeanne d'Arc, dont l'exemple était « le commandement de la Résistance. »

    Charles de Gaulle, invité en 1959, établit naturellement, bien qu'il ne l’explicite pas, une relation entre le destin de Jeanne d'Arc et le sien. Comment ne pas songer à l’homme du 18 juin lorsqu'il évoque cette jeune fille « venue combattre au moment où tout semblait perdu », lui qui avait déjà affirmé en 1944 : « Où donc la Libération peut prendre une signification aussi grande qu’à Orléans ? »

    Et puis il y eut le discours de Malraux en 1961, souvent cité, souvent repris, qui résonne encore dans nos mémoires : « Jeanne sans sépulcre, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants, regarde cette ville fidèle […] Jeanne sans portrait, à tout ce pourquoi la France fut aimée, tu as donné ton visage inconnu. »

    En 1982, invité par Jacques Douffiagues, François Mitterrand a cité Michelet : « Elle aimait tant la France, et la France, touchée, se mit à s'aimer elle-même. »

    Invité à nouveau en 1989 – ce fut la troisième fois, il était déjà venu en 1947 en tant que secrétaire d'État aux anciens combattants –, il déclara : « C'est donc, mesdames et messieurs, la troisième fois, que vous devez me compter parmi vous. Ce n'est pas un abonnement, mais cela s'est inscrit au travers d'une vie politique qui a duré quelque peu et m'a permis de voir ce qu'était la France du demain de la guerre, le redressement qui a suivi, et maintenant la plénitude à laquelle elle aspire. »

    Jacques Chirac, en 1996, dresse un portrait de Jeanne qui consonne avec ses convictions et ambitions propres : « La France est forte quand elle agit, quand elle se bat, quand elle repousse le pessimisme, l'esprit d'auto dénigrement qui, parfois, s'emparent d'elle et paralysent son énergie. »

    Et quant à Emmanuel Macron, il est difficile de ne pas voir dans le discours qu'il tient en 2016 alors qu'il était ministre de l'économie et des finances, une sorte de dessein subliminal : « La France réussira si elle parvient à concilier les Frances, celle qui aime le cours du monde et celle qui le craint, celle qui croit en elle et celle qui doute […]. C'est un projet fou au fond ! »

    Et il y a une préoccupation qui revient à de nombreuses reprises, qui transcende les clivages politiques, et qui vient de loin – puisqu'elle a déjà beaucoup marqué les débats du Sénat de 1894 sur la proposition de loi visant à instaurer une fête nationale de Jeanne d'Arc –, cette préoccupation, c'est que nul « n’accapare » Jeanne d'Arc, qu'aucun parti ne se l'approprie, qu'elle reste à tous. Cela a été particulièrement exprimé en raison de la tentative d’accaparement de Jeanne d'Arc par le Front national qui n'était, tant s'en faut, pas la première et qui, à mon sens, sera oubliée plus vite qu'on ne le croit. Roger Secrétain avait à ce sujet une solide philosophie lorsqu'il accueillit Jacques Chaban-Delmas en lui disant : « Nous avons un secret, c'est d'avoir commencé il y a cinq cents ans ! »

    Le refus de cet accaparement apparaît de manière éclatante dans le discours de Michel Rocard, mais aussi dans ceux de Jacques Chirac, d'Hélène Carrère d'Encausse, jusqu’à celui, l'année dernière, d’Édouard Philippe.

    Je terminerai en évoquant deux femmes invitées.

    La première, Ségolène Royal, fut la seule, avec Malraux, qui choisit de tutoyer Jeanne, en 1998, et de lui parler « de femme à femme. »Elle lui dit : « Tu es pour nous toutes femmes un témoignage de l'insoumission et de la tendresse […] Jeanne, je ne suis qu'une femme politique dont on ne se souviendra pas du tout dans cinq cents ans. Je retiens de notre rencontre que la politique doit être comme toi dérangeante, crânement généreuse, franchement morale. »

    La seconde est Geneviève Anthonioz de Gaulle. Elle fut invitée en tant que présidente d'ATD Quart monde et présidente de l'Association nationale des femmes déportées, amie de Simone Veil. Elle accomplit sa mission avec tant de conviction, elle parla si justement des combats de sa vie contre la pauvreté, pour la justice et la liberté, elle appela si fort à ne jamais renoncer qu'elle suscita de la part des Orléanais respect, mais aussi ferveur et admiration.

    Il faut remercier Pierre Allorant et Yann Rigolet, pour ce livre qui, pour reprendre les mots de Jean Garrigues, contribue à mettre en évidence « le fil conducteur de notre archéologie mémorielle. »

    Jean-Pierre Sueur

  • C’est avec joie que je reçois le catalogue que vient de réaliser l’architecte Dominique Lyon, qu’il a choisi d’intituler, très sobrement, Vingt réalisations.
    On le sait, Dominique Lyon fut l’architecte de la médiathèque d’Orléans, qui tient une large place, au cœur de cet ouvrage essentiellement constitué de photos, mais précédé d’un manifeste par lequel l’auteur de ces vingt œuvres expose succinctement sa philosophie.
    « Comment justifier la présence d’une architecture ? » se demande-t-il.
    À cette question, il récuse toute réponse générale, absolue, abstraite. En effet, cela serait contraire à la prise en compte des situations diverses, variées, au sein desquelles l’œuvre à venir va prendre place.
    Or la réflexion doit, pour lui, naître de l’analyse approfondie des situations. Il écrit : « La société n’a pas besoin qu’on la considère en général, elle s’exprime très bien en particulier. »Il ajoute qu’à chaque projet, « la manière d’être de la société se révèle crûment : à travers le programme, les réglementations, l’état de l’espace public, la présence de l’histoire, les ressources locales, la qualité du paysage, le montant du budget, l’attitude des différents acteurs à travers leurs ambitions, leur discours, leurs revendications. Pas besoin de généraliser : le général se manifeste dans le particulier. Il s’ensuit que l’architecture est proprement stimulante quand elle tire parti de la situation. »
    Et il conclut qu’« une bonne part de l’humain se manifeste par des contingences et que quand l’architecte les considère sans les subir, il retrouve la dimension humaniste de l’architecture. »
    Dominique Lyon nous donne aussi sa définition de la beauté. Pour lui, le beau est « un dérangement qui nous renvoie à nous-mêmes, à notre jugement. Il assure le sujet contre l’uniformisation du monde et la marchandisation de l’intime. La beauté est une étrangère qui nous touche, un ébranlement à partir duquel se reconstruire. »
    En contemplant les photos des vingt œuvres présentées – dont celles, remarquables de la médiathèque d’Orléans qui s’élève « dans un environnement disparate et agité » –, on mesure l’ascèse par laquelle Dominique Lyon, décrypte, chaque fois, une situation différente, et façonne, chaque fois, une œuvre unique, fruit d’un travail tenace, d’un effort de recherche et de concentration, pour aboutir à une esthétique singulière, racée, apurée, qui ne saurait nous laisser indifférents.
    JPS