Interventions et prises de position

Vous trouverez ci-dessous les dernières prises de position de Jean-Pierre Sueur.

Jean-Pierre Sueur était intervenu lors du colloque sur le thème « Puissances de la norme » organisé le 6 décembre 2013 par Stéphane Onnée, à la Faculté de droit d’Orléans.

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millerandAgrégé d’histoire, puisqu’il y fut adjoint au maire. Il est reconnu comme étant l’un des meilleurs spécialistes de Pierre Mendès-France et de l’histoire du radicalisme, sujets auxquels il a consacré nombre d’ouvrages et d’articles.
Plus récemment, il a publié un livre consacré à Alexandre Millerand (aux éditions de L’Harmattan) qui constitue une véritable somme de 568 pages, fruit d’années d’efforts, de consultation d’archives et de recherches minutieuses.
Le parcours politique de Millerand est très vaste et embrasse la plus grande partie de la Troisième République. Le livre de Jean-Louis Rizzo, bien écrit, se lit facilement. C’est toute l’histoire de cette République qui se trouve restituée à travers cette biographie.
On peut se demander d’ailleurs pourquoi ce personnage qui fut député, plusieurs fois minsitre, président du Conseil, président de la République et sénateur, a relativement peu intéressé jusqu’ici les biographes. Le sous-titre du livre de Jean-Louis Rizzo fournit une partie de la réponse : Millerand y est qualifié de « socialiste discuté, ministre contesté et président déchu ».
Mais lorsqu’on lit son histoire, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle est marquée par bien des débats qui sont ceux du XXe siècle et qui, dans un contexte bien différent, nourrissent encore notre actualité.
J’en donnerai plusieurs exemples – sans prétendre à l’exhaustivité.
Jeune député radical, Millerand s’intéresse à la politique pénitentiaire. « Dès l’année de son élection, il présente un rapport sur les services pénitentiaires, critique le système en général et demande tout à la fois un moindre recours à la prison préventive, une plus grande largesse dans les libérations conditionnelles, la séparation des prisonniers par niveau de dangerosité ainsi qu’un recours à la régie et non à l’entreprise privée pour faire travailler le détenu » (p. 29).
Devenu socialiste, il se revendique clairement d’un « socialisme républicain » et « réformiste » (p. 62). Il défend l’impôt progressif sur les revenus et les successions, le retour à la nationalisation des chemins de fer et des sociétés minières, la séparation de l’Église et de l’État, les droits des femmes – il est à cet égard en avance sur son époque – et l’inscription des libertés fondamentales dans la Constitution (p. 89).
C’est l’époque où, suite aux insistantes et virulentes « sommations » de Charles Péguy, il devient « finalement dreyfusard », comme l’écrit Jean-Louis Rizzo (p. 91-92).
Son entrée au gouvernement au sein du cabinet Waldeck-Rousseau en 1899 est un événement qui va fortement diviser les esprits. C’est la première fois qu’un socialiste entre dans un gouvernement. Circonstance aggravante, ce gouvernement compte, en qualité de ministre de la guerre, le général de Gallifret, l’un des responsables de la répression de la Commune de Paris en 1871. Le débat est violent. Jean Jaurès soutient Millerand. Il écrit : « Un parti audacieux, conquérant ne doit pas à mon sens, négliger ces offres du destin, ces ouvertures de l’histoire » et parle de « responsabilité formidable (…) au bénéfice de la République et du socialisme » (p. 99). Guesde, Vaillant et nombre d’autres déclarent que le « parti socialiste, parti de classe, ne saurait devenir sous peine de suicide un parti ministériel » (p. 99).
Avec Millerand qui s’oppose au « verbalisme révolutionnaire » (p. 129), le débat sur le réformisme, l’action réformatrice au sein d’un gouvernement s’ouvre donc. On sait que ce débat aura une longue postérité.
Ministre du commerce – ce qui, à l’époque, englobait aussi ce qu’on appellera le ministère du travail –, Millerand mène une politique active en direction des salariés. Il en fait la justification de sa présence au sein du gouvernement. Il se bat pour la loi des dix heures – dix heures de travail par jour ! - et dans la logique réformiste qui est la sienne, il voudra prévoir une possibilité d’arbitrage pour l’ensemble des conflits du travail (p. 108). Millerand est néanmoins exclu du Parti socialiste. Dès lors, l’histoire retiendra la suite de son parcours comme une « dérive droitière ».
Millerand est ensuite ministre de la guerre, puis des affaires étrangères. Parallèlement, il mène une réflexion sur les institutions et défend nombre de réformes. Ainsi, il plaide pour la suppression du scrutin d’arrondissement dont il dénonce le caractère notabiliste – il dit que c’est le scrutin des « mares stagnantes et croupissantes » (p. 289) – et défend le scrutin proportionnel, dont la logique lui paraît plus clairement politique.
Après avoir été commissaire général en Alsace-Moselle puis président du Conseil, Millerand devient, en 1920, président de la République. Son action, à ce titre, est importante. Il marque en particulier une forte volonté de « faire payer l’Allemagne » et organise l’occupation de la Ruhr. Mais ce qui retient l’attention, c’est le fait qu’il fut, en quelque sorte, un précurseur de la Cinquième République. A rebours de la conception que la Troisième République s’était faite du rôle du président de République, Millerand se refuse à « inaugurer les chrysanthèmes », prend position pour la majorité du moment contre le « cartel des gauches » et développe dans son discours d’Evreux du 14 octobre 1923, une conception novatrice des institutions donnant au président un rôle actif qui en ferait un véritable chef de l’exécutif. C’est ainsi qu’il veut lui donner le droit de dissoudre les deux chambres ainsi que le droit de solliciter une deuxième lecture pour certains textes de loi – auquel cas ceux-ci devraient être votés, en deuxième lecture, par une majorité des deux tiers des députés. De même, il préconise l’élargissement du collège électoral chargé d’élire le président de la République (p. 451). Ces positions mettront Millerand dans une situation difficile, ce qui le conduira à donner sa démission en 1924.
Je ne peux relater ici tout ce que nous apporte ce livre très complet, détaillé, informé.
Je veux simplement, pour finir, remercier Jean-Louis Rizzo de l’avoir écrit. L’histoire éclaire le présent et permet de préparer l’avenir. Des questions comme celles du réformisme, du réalisme économique, des institutions, des rôles respectifs de l’exécutif et du législatif restent – ô combien – actuelles. En connaître l’histoire permet de les mettre en perspective et de mieux les appréhender.
Le parcours singulier d’Alexandre Millerand est à cet égard riche et plus complexe qu’on pouvait le croire à la lecture des descriptions cursive set simplificatrices qui en ont été trop souvent faites. C’est le mérite du livre de Jean-Louis Rizzo que d’en donner une vision plus juste, plus conforme à la réalité et plus éclairante pour les débats d’aujourd’hui – au prix d’un considérable labeur !

Jean-Pierre Sueur

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centre charles peguy salle bandeau1. Je salue le nouveau musée du Centre Charles-Péguy d’Orléans qui a été inauguré ce 5 septembre. Celui-ci, Aurélie Bonnet-Chavigny, présente très clairement l’itinéraire de Charles Péguy. Il sera pour les visiteurs que j’espère nombreux une belle « porte d’entrée » qui les incitera à découvrir ce grand auteur trop méconnu – même à Orléans ! - JPS

 

Villeroy22. Villeroy. Organisée par l’Amitié Charles Péguy et sa famille, la commémoration de ce dimanche 7 septembre à Villeroy (Seine et Marne) – celle du centenaire – nous a plongés au centre de cette immense plaine ouverte aux quatre points cardinaux. Il y a juste une rangée d’arbres et, au loin, un vallonnement. Une grande tombe abrite Péguy et ses 133 camarades. Ce fut une guerre effroyable. Ce n’étaient que ses prémices. Mais la mort, déjà, était là. Contraste, en ce jour, que cette terre et ce ciel immenses. Et ce silence – cette paix. - JPS

 

 Villeroy1 


 

3. Petite vie de Charles Péguy

par Charles Coutel

coutelCheminant aux côtés de Charles Coutel, ce 7 septembre à Villeroy, je lui disais que le livre qu’il vient de publier aux éditions Desclée de Brouwer, Petite vie de Charles Péguy, était sans doute la meilleure introduction que l’on pouvait proposer à ceux qui, ne connaissant pas Péguy – il n’est plus, hélas, au programme de nos lycées – souhaitaient en avoir une première approche et « entrer » dans son œuvre, que ce livre était en quelque sorte un porche, pour reprendre un mot que Péguy aimait, ouvrant sur une œuvre immense faite de vers, de vers libres et de prose, faite indissociablement de poétique et de polémique, qu’il n’était pas facile d’appréhender d’emblée. Charles Coutel me répondit en toute modestie que la meilleure façon d’entrer dans l’œuvre de Péguy était de s’y plonger et de se laisser emporter par elle – ce qui n’est pas faux.
Ce n’est pas faux, mais cela n’enlève rien au mérite de cette « petite vie » qui – je le maintiens – est une précieuse introduction à la connaissance de la vie et de l’œuvre – elles sont indissociables – de Péguy.
Court et précis, cet ouvrage se compose de trois parties respectivement intitulées : Orléans, Paris et Chartres – comme trois étapes essentielles de la vie, et donc de l’œuvre.
Ce livre a – lui aussi – le mérite de rompre avec les hagiographies et de fustiger les récupérations fallacieuses. Mais Charles Coutel écrit lucidement : « Une sorte de "piété" péguyste menace toujours ». Il s’en protège. Il décrit les évolutions de la pensée de Péguy sans les minimiser et sans méconnaître non plus la manière dont Péguy les vivait et les exposait : « Péguy refuse tout le temps la moindre allusion à une "conversion" au socialisme, au catholicisme, au patriotisme, à l’internationalisme ; non, il approfondit, il déplore et redéploie, il garde tout » (p. 26).
Pour lui, « le socialisme est une vie nouvelle et non une politique » (citation de Péguy, p. 72). Péguy récuse « ce clergé de la pensée qu’est le parti intellectuel » (p. 95). Il ferroie. Il se bat. Il s’engage tout entier pour défendre ce qu’il croit juste et vrai – quitte à soutenir des vérités successives. Il s’engage tout autant dans l’écriture d’une immense œuvre poétique. Charles Coutel cite Pierre Emmanuel : « Avec "Ève", la cathédrale d’esprit est achevée. La poésie française a son Chartres » (p. 141).
Au total, ce qui caractérise ce livre, c’est la grande sympathie dont son auteur fait preuve pour une œuvre qu’il veut faire partager et qu’il présente cependant avec lucidité et objectivité.
À l’unisson, Claire Daudin affirme d’emblée, dans sa préface : « "Son heure sonnera", écrivait Bernanos à propos de Péguy, en déplorant qu’il ait été réduit au rang "d’accessoire de la propagande cléricale sous le régime de Vichy". Au moment où nous allons célébrer le centenaire de la mort de Péguy (…), cette heure-là a-t-elle enfin sonné » (p. 11).
Nous voulons le croire.

Jean-Pierre Sueur

 


 

 

4. Et pour finir, à l’intention des responsables de tous les magazines qui nous abreuvent de publicité en nous promettant, si nous nous abonnons, des gadgets mirifiques, je reproduis ce que Péguy – qui refusait toute publicité dût-il en souffrir – écrivait dans les Cahiers de la Quinzaine - JPS

cahiers

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Les réactions qui ont suivi les récents propos de Manuel Valls sur l’entreprise sont, à vrai dire, étranges. On imagine mal un Premier ministre, fût-il de gauche, déclarer qu’il déteste l’entreprise. Et la vérité, – elle est connue – c’est que tous les maires socialistes, et les présidents socialistes de régions ou de départements se battent depuis bien longtemps pour accueillir des entreprises dans leur collectivité locale et, lorsqu’une entreprise est en difficulté, multiplient les démarches auprès de tous les interlocuteurs possibles pour l’aider à surmonter ses difficultés.
Alors pourquoi ces réactions et ces débats ?
Ceux-ci tiennent à l’histoire de la gauche.
Le mouvement ouvrier s’est constitué contre le patronat, détenteur du capital et accusé d’exploiter les salariés pour accroître son profit et ses dividendes.
Cela était vrai. Il suffit de penser à ce qu’était la condition ouvrière au XIXe siècle et encore au XXe siècle.
Cela est – hélas ! – toujours vrai, même si la situation est très contrastée. Il suffit de songer, aux dimensions du monde, aux conditions de travail dans les pays qui produisent – au Bangladesh ou ailleurs – ce que nous achetons dans nos hypermarchés.
En France, en Europe, on constate encore – ce fut le cas récemment – que les dividendes restaient conséquents.
Ne généralisons pas toutefois. Ce n’est pas le cas dans toutes les entreprises, grandes, moyennes ou petites – tant s’en faut.
Et le défaut de trop de raisonnements est dans la constante généralisation, comme si toutes les entreprises appliquaient les mêmes méthodes et comme si tous les chefs d’entreprise et tous les dirigeants d’entreprise avaient le même comportement.
Mais il y a plus.
Comme le dit lucidement – la lucidité est sa marque de fabrique – Michel Rocard dans l’interview qu’il vient de donner à L’Opinion : « La gauche française, à la différence de la gauche européenne, est issue d’un mariage entre le jacobinisme et le marxisme. Le premier à essayer de briser ce carcan aura été l’occitan Jean Jaurès. Historiquement, le second c’est Léon Blum (…). Moi qui suis fils de Mendès-France, je mène cette bataille depuis trente ans. En France, même si cela a été avalisé officiellement plus tard, le grand tournant concret, c’est 1983, quand le programme dirigiste et ultra jacobin s’est révélé impossible à réaliser ».
Je me souviens qu’avant 1981, Michel Rocard était vilipendé lorsqu’il parlait de « régulation par le marché ». Il a toujours dit qu’il n’y avait pas d’autre moyen que le marché pour résoudre les milliards d’équations qui font vivre l’économie chaque jour. Il a toujours dit que – hors cas stratégiques – l’État n’avait pas pour mission de produire, et qu’il fallait donc revenir sur la collectivisation des moyens de production – utopie du XIXe siècle –, ce qui donnait de facto sa légitimité et son sens de l’entreprise. Il a toujours dit (aussi – et on l’oublie parfois) que, pour nécessaire qu’il fût, le marché était myope, que la puissance publique, le plan, le projet commun étaient indispensables – et qu’il fallait une société d’entreprises et d’entrepreneurs dans laquelle l’État, les collectivités locales et les services publics jouent pleinement le rôle qui doit être le leur.
Tout cela est aujourd’hui acquis, me semble-t-il.
Mais l’inconscient, et l’inconscient historique, subsistent.
Les socialistes français n’ont pas fait leur mutation en un congrès – comme ce fut le cas en Allemagne. C’est un mouvement continu, un processus historique.
Et ce processus n’est pas, pour moi, une régression, un renoncement. Tout au contraire.
Ainsi, je pense qu’il faut encore aujourd’hui démocratiser l’acte d’entreprendre.
Si seuls ceux qui ont les moyens financiers – qui disposent d’un capital – peuvent entreprendre, c’est une grande perte pour la société. C’est un gâchis et c’est une injustice.
Je rencontre nombre de créateurs d’entreprise – des jeunes surtout – qui ne trouvent pas de crédit auprès des banques. Je rencontre des chercheurs qui ont fait des découvertes et ne parviennent pas à les mettre en œuvre en créant une entreprise, ou en trouvant une entreprise susceptible de le faire.
Il faut donc développer l’entreprise et les entreprises. Et développer l’accès du plus grand nombre possible à l’acte d’entreprendre.
Mais l’entreprise ne peut pas fonctionner selon des modèles anciens. Le dialogue social ne doit pas être perçu comme une contrainte, mais comme une nécessité, comme un atout.
Il faut enfin que le fruit du travail de tous soit équitablement réparti.
Dans toutes les directions, il y a beaucoup à faire.
Ce sont les entreprises d’aujourd’hui et celles du futur – et ce sont, indissociablement, les services publics d’aujourd’hui et de demain – qui permettront, avec beaucoup d’efforts, d’imagination, de ténacité et de justice, de répondre aux lourds défis que sont la crise et le chômage.


Jean-Pierre Sueur


>> Lire l’interview de Michel Rocard dans L’Opinion de ce vendredi 5 septembre

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Jean-Pierre Sueur a été interviewé dans le cadre des deux pages de La République du Centre de ce vendredi 5 septembre qui commémorent le centenaire de la mort de Charles Péguy.

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