Jean-Marie Muller s’est voué à la défense et à l’illustration de la non-violence. En une trentaine de livres, à Chanteau, au cœur de la forêt d’Orléans, il a exploré toutes les ressources de la philosophie de la non-violence, expliquant inlassablement qu’elle est tout sauf une forme de renoncement, une pensée simpliste ou une solution de facilité.
Aujourd’hui, il nous livre une véritable
somme avec un ouvrage de 700 pages intitulé
Désarmer les dieux (Editions Le Relié) qui traite en détail de la question du rapport entre les religions et la violence, et dont je me permets de recommander la lecture.
On me dira qu’il est contraire à l’air du temps – le temps des clics, du culte de l’instant et du triomphe de l’éphémère – de conseiller la lecture d’un pavé de 700 pages. Mais je persiste. J’ajoute que ce livre se lit bien, qu’on y apprend beaucoup et qu’à rebours de tout dogmatisme, il procède d’un esprit critique roboratif, qu’illustre dès les premières pages cette citation d’Albert Camus :
« Ceux qui prétendent tout savoir et tout régler finissent toujours par tout tuer ».
Ces 700 pages s’emploient donc, sans aucune complaisance, à inventorier, analyser, critiquer les rapports des religions – essentiellement le christianisme et l’islam – avec la violence. Pourquoi, au fil des temps, tant de haine, tant de violence et de morts au nom – trop souvent – de la religion ?
Le grand mérite de Jean-Marie Muller est d’en revenir aux textes et d’analyser longuement, à cet égard, la Bible et le Coran.
Cela lui permet de s’en prendre d’emblée aux discours – non seulement contraires à la laïcité, mais, de surcroît, faux – de Nicolas Sarkozy.
« Affirmer, écrit Jean-Marie Muller,
qu’il n’y a pas un mot qui prône la violence dans la Torah, ni la Bible, ni le Coran, c’est énoncer une contre-vérité flagrante».
Lui, Jean-Marie Muller, ne nous épargne rien des appels à la violence inscrits dans la Bible et le Coran.
Il s’interroge sur l’image d’un « Dieu vengeur », sur la notion de damnation et exhume cette citation comique de Victor Hugo (dans
Choses vues) :
« Enfer chrétien, du feu. Enfer païen, du feu. Enfer hindou, des flammes. A en croire les religions, Dieu est né rôtisseur ». Il nous offre un chapitre très éclairant sur Charles Péguy. Il rappelle l’incroyable sermon de Jean Evrard dans la première
Jeanne d’Arc, ainsi que le dialogue entre Jeanne et Gervaise sur cette question de l’inacceptable
« damnation » qui traverse de part en part l’œuvre de Péguy.
Il cite tous les versets contraires de la Bible et du Coran. Ceux qui condamnent et haïssent la violence, renvoient à l’amour, à la fraternité et à la non-violence.
Et, cela étant, il récuse toutes les synthèses trop faciles et les occultations à trop bon compte.
Jean-Marie Muller prend les textes comme des textes, justifiables de l’analyse textuelle, contextuelle et historique. Ce sont des textes dont l’écriture a duré longtemps, dont les auteurs sont multiples, qui sont le fruit de diverses traditions, relèvent de plusieurs filiations, d’une pluralité de genres littéraires et comptent, par conséquent, nombre de disparités et de contradictions.
En un mot, Jean-Marie Muller s’emploie à « dédogmatiser » leur lecture.
Il convoque Maïmonide pour qui
« l’écriture s’est exprimée selon le langage des hommes », Catherine de Sienne, puis Emmanuel Lévinas, Paul Ricœur, René Girard, qui argumente pour
« déconstruire le mythe sacrificiel », et beaucoup d’autres.
S’agissant de l’islam, il s’emploie à
« rouvrir les portes de l’interprétation » et à « restituer le texte coranique dans son historicité ». Il appelle à la rescousse Jawdat Saïd, mais aussi, s’agissant de la place faite aux femmes dans le Coran, Abdelwahab Meddeb qui écrit :
« La tradition et le Coran sont on ne peut plus clairs. On a beau chercher à sauver la mise et à l’orienter vers une quelconque égalité, c’est impossible (…) L’unique solution est d’admettre que l’intégralité des dispositions coraniques et traditionnelles sur ce point sont obsolètes, qu’elles appartiennent à la part circonstancielle du Coran et non à sa part principielle, donc à sa part caduque ». Il appelle encore à la rescousse Ghaleb Bencheikh pour qui
« on ne peut nier qu’il existe un certain nombre de versets (…) qui sont de facture martiale. Ils sont terribles et nous ne pouvons pas les ignorer (…). Mais nous ne devons pas perdre de vue qu’il faut replacer le texte dans son contexte. Si ce dernier évolue, les incidences du texte qui lui sont relatives deviennent caduques ».On l’aura compris : ce livre est, tout entier, un plaidoyer pour l’interprétation et contre le dogmatisme. Contrairement à ce que certains proclament, loin d’ôter leur sens aux textes qu’il analyse, loin de les assombrir, il met en évidence leur force intrinsèque et leurs significations profondes.
On peut regretter certaines omissions. Ainsi Jean-Marie Muller aurait-il pu s’appuyer sur l’apport de la psychanalyse – même si celui-ci est implicite, lorsqu’il cite Simone Weil :
« Nous tuons pour nous venger d’être mortels ».
La première conclusion de Jean-Marie Muller est une mise en garde contre les dialogues trop faciles :
« J’ai très peur que le dialogue interreligieux se fourvoie dans un œcuménisme de complaisance mutuelle dans lequel la question essentielle, centrale, de la violence se trouve occultée ».
La seconde conclusion est un appel au
« retour à la philosophie ». Le livre se clôt sur un
« éloge de la raison », où l’on retrouve Gandhi –
« Je ne peux, écrit-il,
laisser un texte sacré supplanter ma raison » -, Kant, -
« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » - et les philosophes du XVIIIe siècle. Jean-Marie Muller, qui se refuse à encenser le Dieu « horloger » et « éternel géomètre », déclare néanmoins :
« Les théologiens sont décidément malvenus de n’avoir que condescendance pour le « Dieu des philosophes ». Car eux-mêmes ont pêché contre l’esprit en imaginant et en construisant des doctrines qui pervertissent le nom de Dieu en laissant croire qu’il peut lui-même être violent à l’égard des hommes ».Au total, voilà un livre de part en part antidogmatique, un livre sans œillère et sans concession, un livre qui regarde en face les sources de la violence dans les religions, qui appelle les uns et les autres à en tirer les conséquences et qui, ce faisant, ouvre des portes pour un monde plus humain.