La sortie de "l'intégrale" de Jean Ferrat quelques mois après sa disparition est, bien sûr, un évènement. Mes longues pérégrinations en voiture aux quatre coins du Loiret m'ont donné le temps de ré-entendre – ou de découvrir – les 191 chansons qui composent cette "intégrale". Permettez-moi d'en dire quelques mots.
L'intégrale, c’est d'abord le premier quarante-cinq tours, qui était introuvable. Et déjà, tout Ferrat. Bien sûr, l'influence de Charles Trenet est perceptible, comme elle l'était chez Jacques Brel au temps d' Il peut pleuvoir, mais déjà les inspirations sociale (L’Homme sandwich) et politique (Les Mercenaires) alternent avec les élans lyriques.
L'intégrale, c'est aussi la découverte des rythmes qui ont traversé toute l'oeuvre. En dix ans, (de 1961 à 1971), la majorité des chansons sont écrites, enregistrées. On retrouve en ces dix ans la plupart des grands succès que nous aimons, de Ma Môme à La Montagne, Nuit et Brouillard et Que serais-je sans toi ?. Puis les disques s’espacent. Un tous les cinq ans. Un silence plus long encore, de 1991 à 2004, avant l'ultime disque, entièrement consacré aux oeuvres d'Aragon. Je risque une explication. Après des années d'écriture, Ferrat a craint la répétition. Exactement comme Jacques Brel, déjà cité, qui nous disait craindre le procédé, ou la "tricherie". A écouter les disques de près, on ressent exactement ce fléchissement avec le 9ème disque dont, il faut le dire, aucun des textes n'est de Ferrat puisqu'ils sont tous de Guy Thomas. Cinq ans plus tard, Jean Ferrat se reprend avec les magnifiques Tournesols, hommage à Van Gogh, qui ne vendit aucun tableau, vécut dans la pauvreté avec "sa gueule hallucinante", et dont le tableau en question était alors enfermé dans le coffre climatisé de richissimes japonais… Et puis, Chante l'amour ou Nul ne guérit de son enfance. Le même opus s'ouvre sur Dans la jungle ou le zoo, nouvelle réflexion sur le stalinisme, Budapest, Prague, l'ère Marchais et son "bilan globalement positif". Ferrat a pris ses distances. Son oeuvre est aussi l'histoire de cette prise de distance, qui ne lui fera cependant jamais renier les combats pour la justice ni tirer un trait sur d'autres lendemains.
"Ne tirez pas sur le pianiste
Qui joue d'un seul doigt de la main
Vous avez déchiffré trop vite
La musique de l'être humain
Et dans ce monde à la dérive
Son chant demeure et dit tout haut
Qu'il y a d'autres choix pour vivre
Que dans la jungle ou dans le zoo".
L'intégrale, c'est enfin Aragon des premiers Yeux d'Elsa au lumineux dernier disque, celui de 2004, l'un des plus beaux et des plus méconnus, et son ultime poème – Epilogue – en vers de dix-huit syllabes.
"La vie aura passé comme un grand château triste que tous les vents traversent".
L'oeuvre poétique d'Aragon, immense, est trop méconnue. Ferrat et Ferré auront beaucoup oeuvré pour elle. Chez Ferrat, on sent qu'elle est une source d'inspiration constante. Ses chansons sont comme "enchâssées" dans cette oeuvre fondatrice, dont on entend souvent les résonances. On écrit toujours à partir d'autres écritures. Les textes sont toujours liés à d'autres textes.
L'intégrale, c’est enfin l'occasion de découvertes. On se demande pourquoi telle chanson est célèbre ou telle autre méconnue. C'est souvent mystérieux. Parmi les trouvailles, il y a, au milieu de chansons-tract, cette chanson magnifique Si je mourais là-bas, mise en musique de l’un des Poèmes à Lou de Guillaume Apollinaire.
Mais je vous laisse faire vos trouvailles… Elles ne manqueront pas.
Chez bien d'autres chanteurs, il est des chefs d'oeuvre ignorés. Je pense encore à Jacques Brel, dont on a oublié l'une des plus belles chansons intitulée J'aimais qui montre combien toute la vie est le développement d'une enfance dont - en effet - on ne guérit pas. C'est une chanson sur la psychanalyse :
"J'aimais les tours hautes et larges
Pour voir au large avenir l'amour
J'aimais les tours de coeur de garde
Tu vois je vous guettais déjà".
Je repense encore à cette chanson de Barbara, Vienne, moins connue que d'autres et qui mériterait de l'être plus.. Merci à notre compatriote William Sheller - il haibite dans le Loiret - de nous l'avoir offerte en décembre dans le décor kitsch du grand salon du Grand Hôtel à Paris, un décor qui s'accordait bien avec cette chanson peuplée de "vieilles dames autrichiennes comme il n'en existe qu'à Vienne" et dédiée à l'amour toujours recommencé.
Jean-Pierre Sueur.
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