Publié en Italie en 2007 et en France, aux éditions Gallimard, en octobre 2010, le livre de Raffaele Simone, universitaire italien, « Le Monstre doux, l’Occident vire-t-il à droite ? », se lit d’une traite.
Fortement influencé par la situation italienne, il pose de redoutables questions. Pour lui, si la droite a gagné, au cours des dix dernières années, de nombreuses élections en Europe, c’est parce que la gauche, encore trop marquée par l’effondrement du communisme et du socialisme réel, se trouve aux prises avec un phénomène civilisationnel de grande ampleur que Raffaele Simone appelle « le Monstre doux ».
L’intérêt de son livre tient au fait qu’il dépasse largement la description des configurations politiques, des programmes des partis, de leurs procédures, etc. Non : pour lui, le « Monstre doux », c’est l’ensemble constitué par un système médiatique, par un univers culturel et civilisationnel ultra présents, qui conditionnent les esprits, les aspirations, les conceptions et les projets des êtres humains.
Le « Monstre doux », c’est une nouvelle modalité du divertissement pascalien, c’est le culte du divertissement. Empruntant le terme à Mikhaïl Bakhtine, Raffaele Simone parle de « carnavalisation » de la vie. Il cite Guy Debord qui, dès 1970, expliquait que « la réalité surgit dans le spectacle et le spectacle est réel (…). Dans le monde réellement renversé, le vrai un moment du faux (…). La puissance cumulative d’un artificiel indépendant entraîne partout la falsification de la vie sociale (…) Le spectacle est l’idéologie par excellence ».
Et il revient à Alexis de Tocqueville qui, en 1840, prophétisait : « L’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui a précédé dans le monde (…). Je vois une foule innombrable d’hommes (…) qui tournent sans repos sur eux- mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme (…) S’élève un pouvoir immense en tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux ».
Doux, le « Monstre doux » : nous y voilà. Le grand mérite du livre de Raffaele Simone est de montrer que le conservatisme d’aujourd’hui c’est, bien sûr, ce qu’il appelle l’archi-capitalisme, mais c’est aussi un système qui englobe tout et conditionne insidieusement les comportements et les modes de pensée jusqu’à instaurer le règne du spectacle et de la consommation dans tous les domaines.
Je pense parfois que si Karl Marx revenait, il écrirait sans doute « Critique de l’économie politique » mais, il y ajouterait un volume intitulé : « Critique de la communication ».
Je ne partage pas le pessimisme foncier dont fait preuve Raffaele Simone dans nombre de pages de son ouvrage. Mais son analyse sans concession me paraît très salutaire. Elle montre que la préparation d’une alternative à la réalité actuelle ne peut faire l’économie d'une réflexion sur le fonctionnement d’une société structurée par le culte de l’image, de la consommation et du divertissement – et, sous de multiples modalités, d’une négation du réel au bénéfice de représentations trompeuses.
Jean-Pierre Sueur
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