Le journal "Le Monde" a qualifié le livre de Vincent Debaene, "L'adieu au voyage, l'ethnologie française entre science et littérature" publié dans la bibliothèque des sciences humaines aux éditions Gallimard, d'"étude éblouissante". L'expression peut paraître emphatique. Et pourtant, quand on achève la lecture du livre, à sa 491ème page, on s'accorde à constater qu'elle est singulièrement juste.
Car c'est à un voyage sans précédent que Vincent Debaene nous convie en suivant les rapports complexes qui, au fil du XXème siècle, se sont noués et dénoués entre ethnologie, anthropologie et littérature. Jamais n'avait été exploré avec autant de rigueur cet "entre-deux" dans une œuvre qui dépasse les cloisonnements universitaires puisqu'il est rarissime que, dans nos cursus, ceux qui s'intéressent aux deux premières disciplines s'occupent de la troisième, et inversement.
L'ouvrage est construit à partir d'un constat qui s'apparente aux évidences qu'on connaît mais auxquelles on n'a jamais prêté attention. Il s'agit d'"une tradition française : lorsqu'il revient de son "terrain", l'ethnologue écrit non pas un, mais deux livres, l'un scientifique, l'autre littéraire. L'Ile de Pâques d'Alfred Métraux, L'Afrique fantôme de Michel Leiris, Les Flambeurs d'Hommes de Marcel Griaule, Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss s'ajoutent à leurs travaux sur les Pascuans de Rapa Nui, les Dogons du Mali, les Amhara d'Ethiopie ou les Nambikwara du Brésil".
Pourquoi ces deux livres ? Après avoir exploré l'imposant corpus scientifique et littéraire qu'il s'est donné pour objet d'étude, Vincent Debaene apporte une ultime réponse à la dernière page de son livre : "C'est sans doute cela que, en dernier lieu, il faut lire dans le supplément au voyage de l'ethnographe : un tribut payé par lui pour cette violence d'avoir voulu constituer d'autres hommes en objets ; une inscription qui, au cœur même de la culture dont il est issu, est un rappel et un aveu ; un témoignage des contradictions que cette culture porte en elle et que, faute de pouvoir les résoudre, ceux qu'elle avait constitués comme ses autres auront au moins contribué à révéler. "
Entre temps, on aura compris que nos ethnologues restent les enfants de Montaigne et de Diderot, qu'ils ne se résoudront jamais à l' "empirisme anglo-saxon", qu'ils sont philosophes dans l'âme, qu'ils ont intégré les leçons de l'école sociologique, qu'ils ont été marqués par le surréalisme et trouvent en lui des échos à ce qu'on appellera la "pensée sauvage" en utilisant d'ailleurs un singulier hautement contestable, que le désir de rejoindre de nouveaux mondes va de pair avec d'indicibles nostalgies, qu'il y a nombre de correspondances entre Triste Tropiques et la Recherche du Temps Perdu, comme le montre le troisième des chapitres qui constituent le coeur de l'ouvrage après ceux consacrés aux Flambeurs d'Homme et à L'Afrique Fantôme.
On lira encore dans ce livre de fortes pages sur le projet ethnologique tel qu'il fut repensé par Lévi-Strauss tout particulièrement : "Il s'agit d'abord de réintégrer les populations les plus "primitives" et les plus dédaignées dans une humanité élargie à l'ensemble de ses manifestations - c'était déjà le projet de Montaigne, oublié par les Lumières[...] -, puis d'appliquer à nous-mêmes la leçon d'humilité que nous enseignent les "sauvages", à savoir l'inclusion ultime de la culture dans la nature "(p.200). Ou encore : " Seul Rousseau aura pressenti contre son siècle et contre la Renaissance même, la fiction que constituent "la dignité exclusive de la nature humaine " et les principes viciés "d'un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe et sa notion" - d'où les accusations de Lévi-Strauss contre un " humanisme imprudent, à l'origine à la fois de la catastrophe démographique, de l'anéantissement des cultures et de la destruction de la variété des espèces naturelles" (p. 201), "thèmes dont les racines lointaines puisent dans la " métaphysique socialiste " de sa jeunesse" (p. 340).
On me permettra une analogie. Le modèle des "deux livres" me paraît fécond au delà de l'ethnologie. Je pense en particulier à la linguistique. On observe en effet, chez de nombreux linguistes français travaillant dans la seconde moitié du XXème siècle une démarche analogue. Beaucoup commencent par des travaux formels mettant en œuvre les méthodes du structuralisme puis de la grammaire générative. Mais ce formalisme ne suffit pas. Il est d'ailleurs notable qu'aucun linguiste français n'ait finalement écrit -même s'il y eut quelques velléités- une œuvre comparable à celle de Bloomfield ou de Zellig Harris, excluant à priori le sens. Il est tout aussi notable que concurremment à l' Introduction à la Grammaire Générative et à Théorie Syntaxique et Syntaxe du Français, Nicolas Ruwet ait écrit les articles qui deviendront Langage, musique, poésie alors que Richard Kayne trouvait son accomplissement dans les seules études syntaxiques -en l'espèce Syntaxe du français : le Cycle transformationnel -, comme d'ailleurs la plupart de ses collègues structuralistes et générativistes américains. La conséquence est en France une relative pénurie de descriptions formelles, même si Maurice Gross, pour ne citer que lui, s'y est beaucoup employé. En revanche, un grand nombre de linguistes ont multiplié les allers et retours entre syntaxe, histoire de la grammaire, épistémologie, poétique et d'autres domaines encore – c'est le cas, par exemple, de Jean-Claude Chevalier-, ou se sont éloignés des travaux formels de leurs débuts pour écrire non seulement un second livre, mais d'autres encore : je pense à Tzvetan Todorov, à Julia Kristeva, à Jean-Claude Milner.... et à tant d'autres ! Comme si, davantage encore que les dangers du subjectivisme, il fallait pourchasser les risques du positivisme.
Mais revenons au livre de Vincent Debaene. C'est une somme, un livre qui ouvre sur beaucoup d'autres, que nous avions oubliés ou dont nous ignorions l'existence, une histoire de versants méconnus des sciences humaines et de la littérature, un livre inclassable, une exploration en des contrées de notre culture qui restaient à découvrir, comme des Terres humaines si lointaines et si proches.
Jean-Pierre Sueur.
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