Je ne sais si les moines de Saint-Benoît-sur-Loire mettront en vente dans leur librairie les Lettres à Anne, livre qui vient de paraître chez Gallimard et rassemble les 1 218 lettres d'amour que François Mitterrand a écrites à Anne Pingeot…
…. Ce serait pourtant très justifié. Car je ne connais pas d'œuvre dans notre littérature – si l'on excepte celle de Max Jacob – au sein de laquelle Saint-Benoît et son abbaye sont aussi présents – puisque soixante-cinq de ces lettres les évoquent.
Nous savions que François Mitterrand avait fréquenté nombre de communes du Loiret – Orléans, Beaugency, Montargis, Germigny, Saint-Martin-sur-Ocre, et donc Saint-Benoît – mais nous ne pouvions mesurer avant la publication de cet ouvrage à quel point Saint-Benoît comptait pour lui et combien il y était profondément attaché.
Cela ne laissera pas indifférents tous les amoureux de Saint-Benoît, dont je suis. Je n'ai pas cessé de penser et de dire que ce fut un trait de génie que de construire cette sublime abbaye, chef d'œuvre de l'art roman, sur cette courbe de la Loire, devant ces îles et près de ce port, si bien que d'où que l'on vienne on mesure combien ici l'œuvre des hommes et celle de la nature constituent une harmonie sans pareille.
Et précisément, François Mitterrand évoque dans sa lettre du 24 juillet 1964, à propos de Saint-Benoît, « la parfaite communion, l'accord de la pierre et du fleuve, de la pierre et de la coupole céleste dont le bleu tournait au gris. »
Fallait-il publier ces lettres ? Dans les entretiens qu'elle a donnés à Jean-Noël Jeanneney, sur France Culture, Anne Pingeot dit qu'elle a beaucoup hésité, qu'elle ne sait pas si François Mitterrand aurait souhaité ou non que ces lettres fussent publiées.
Je comprends ce dilemme. Les lisant, on se sent parfois indiscret. On se dit aussi qu'il eût été dommage que ces lettres remarquablement écrites, et qui apprennent beaucoup, même à ceux qui pensaient bien connaître François Mitterrand, sur l'homme, son histoire, ses pensées, ses méditations, n'eussent pas été publiées. On se prend même à songer qu'il les avait écrites à cette fin aussi.
On peut donc écrire, puisque cet évènement fondateur est constamment évoqué dans le livre, qu'il y eut le 23 juin 1964 à Saint-Benoît une rencontre incandescente entre François et Anne qui les marquera au plus profond de leur être.
François Mitterrand écrit le 7 juillet 1964 : « Je garde de Saint-Benoît et de la Loire, à la terrasse de notre auberge, un souvenir qui ne finira qu'avec moi. » Il écrit encore à Anne le 11 juillet : « Tu t'identifieras pour moi (…) à la claire lumière de Saint-Benoît » et, le 26 juillet, que ce moment privilégié à Saint-Benoît « a prouvé que deux êtres pouvaient gravir, degré à degré, la belle, la rude pente du temps, semaine après semaine, presque jour après jour, sans y perdre le souffle, sans s'y rompre le cou, sans s'y encrasser l'esprit. » Il évoque le 1er octobre « le grand départ du 23 juin. »
Devant la terrasse de l'auberge, il y a un jardin, et dans le jardin, il y a des lupins. J'ai appris que cette fleur, sous sa forme sauvage faisait partie du « biotope » très remarquable de Saint-Benoît, qui justifie une protection de son val.
Cette fleur conduit François Mitterrand sur les chemins du lyrisme. Il l'associe à la fleur préférée d'Anne – celle qu'il avait choisie pour ses obsèques – et écrit le 26 décembre 1968 « ô mes lupins de Saint-Benoît, ma rose-thé... » Il y revient le 11 août 1969 : « Je rêve aux lupins et je suis à toi. » Il évoque le 22 juillet 1970 « notre chambre de Saint-Benoît et le jardin des lupins. » Je ne peux ici rapporter toutes les évocations de cette fleur. Je citerai cependant encore cette lettre du 7 août 1975 dans laquelle François Mitterrand crée un néologisme : « Saint-Benoît (…) guérit, exulte, apaise… Je vous embrasse, mon Anne turlupineuse. »
Dans un billet à Anne écrit à Beaugency le 5 janvier 1969 François Mitterrand fait la liste de ses monuments préférés. Saint-Benoît arrive en première place. Il fait aussi la liste de ses lieux préférés : « La Loire à Saint-Benoît » apparaît en troisième place derrière le Lubéron et le Mont Ventoux.
Je terminerai – car il est impossible, une fois encore, de tout citer – en écrivant que Saint-Benoît devient dans cet ouvrage un exemple parfait de la métonymie. Saint-Benoît, lieu de cette rencontre amoureuse, désigne désormais l'amour même. Les exemples sont foison. François Mitterrand évoque le 3 juillet 1970 « mon amour de Saint-Benoît » ; le 13 juillet 1970, « la nuit de Saint-Benoît » ; le 20 janvier 1971, « la promesse de Saint-Benoît. » Il écrit le 30 septembre 1971 : « Tu avais le sourire de Saint-Benoît » ; le 11 novembre 1971 : « J'ai longtemps pensé à ma clarté de Saint-Benoît » ; le 28 novembre 1971 : « Nous sommes les amoureux de Saint-Benoît » ; le 20 février 1973 : « J'avais un cœur de Saint-Benoît (je l'ai toujours) » ; et encore le 31 janvier 1989 : « Au pire du silence, j'ai envie te dire à voix basse : Saint-Benoît. »
Je finirai totalement par cette évocation du 19 juillet 1971 : « Nous avons marché dans ''notre chemin'' et médité à l'heure de la prière », par cette invitation du 31 juillet 1972 à retourner à Saint-Benoît : « Il faudra y passer cet été, ô pèlerins d'un passé présent futur fort comme les colonnes du porche » et par cette déclaration d'amour du 17 décembre 1969 : « Mon bonheur s'appelle Saint-Benoît. »
Jean-Pierre Sueur