Singulier destin que celui de l’œuvre de Charles Péguy ! Comme l’écrivait Jean Bastaire, il subit toutes sortes de récupérations de la droite à la gauche et de l’extrême gauche à l’extrême droite. Il est, et restera « inclassable ». « Péguy, l’inclassable », ce doit d’ailleurs être le titre de la prochaine biographie que vient d’écrire Géraldi Leroy, et que nous attendons avec impatience.
Mais, en attendant, Damien Le Guay nous offre (aux éditions Bayard) un livre passionnant entièrement consacré à la postérité de Péguy, à ses « héritiers », à l’histoire complexe des « récupérations » et aux raisons pour lesquelles nombre d’intellectuels – et un certain nombre de politiques aussi – se réfèrent à cet auteur qui en moins de vingt ans (de 1897 à 1914) écrivit une œuvre immense (trois volumes de prose dans La Pléiade, en attendant le nouveau volume de poésie qui viendra heureusement en cette année du centenaire remplacer celui paru en 1941, qui présente de grands défauts). Damien Le Guay, qui dédie son livre à Jean Bastaire, déjà cité (la citation est page 20), trop tôt disparu, évoque d’emblée le colloque qui eut lieu le 17 janvier dernier au Sénat autour de celui qu’il appelle « notre contemporain capital » et qui réunit notamment Alain Finkielkraut, François Bayrou, Jacques Julliard, Géraldi Leroy, mon collègue député René Dosière – …et moi-même, que notre auteur me fait l’amabilité d’inclure dans la liste des « héritiers », ma modestie dût-elle en souffrir. D’autres étaient absents, mais eux aussi se réfèrent constamment à Péguy. Il s’agit – excusez du peu ! – de Yann Moix, Edwy Plenel et Michel Houellebecq… sans compter les autres !
En ce centenaire, donc, le Figaro littéraire puis le Nouvel Observateur ont déjà posé la question de savoir ce qui pouvait bien expliquer la passion commune pour Péguy de ceux-là et de tous les autres – je pense en particulier à tous ceux qui œuvrent inlassablement pour analyser, décrire, expliquer son œuvre comme Claire Daudin, Pauline Bruley, Eric Thiers, Michel Leplay, Yves Avril, Lioudmila Chvedova, et lointaine et proche à la fois, Tatiana Taïmanova, - mais j’ai tort de me lancer dans une énumération forcément incomplète.
« Les Cahiers de la Quinzaine »
Pourquoi, donc, cet engouement aujourd’hui ?
La raison tient à ce que Péguy fut un socialiste qui rompit avec le Parti socialiste dès lors que celui-ci lui demande d’écrire et de n’écrire dans ses organes officiels que la pensée du parti. C’est ce qui le conduit à créer « Les Cahiers de la Quinzaine » pour dire « simplement la vérité simple, bêtement la vérité bête », et ce qui lui fait écrire : « Je crois que jamais la fin ne justifie les moyens ; je crois en particulier que jamais la fin socialiste ne justifie les moyens politiques ; je crois que l’on n’avance pas vers la justice par les moyens de l’injustice » (p. 73).
La raison tient à ce que Péguy fut un chrétien anticlérical. Damien Le Guay écrit : « Catholique il fut, mais loin des églises, des groupes, des curés, des messes été des paroisses » (p. 92).
A peine crut-on en janvier 1910 qu’en publiant « Le mystère de la Charité de Jeanne d’Arc » il ralliait « le camp de la droite et des antidreyfusards » (p. 148), à peine Maurice Barrès y voit-il avec contentement « un retour à la vie profonde » (p. 148) (ce qui entraîne d’ailleurs nombre de désabonnements aux Cahiers de la Quinzaine), qu’il dissipe ces incompréhensions en publiant en juillet 1910 ce manifeste qui s’appelle « Notre Jeunesse » par lequel il dénonce ses anciens amis dreyfusards qui se sont affadis et sont, selon lui, tombés dans les affres de la politique politiciennes : « Tout commence en mystique et tout finit en politique ».
La raison, elle tient aussi à ce que Péguy fut un intellectuel qui guerroyait contre le parti intellectuel, contre la Sorbonne de Gustave Lanson et d’Ernest Lavisse, contre Viviani qui avait déclaré à l’Assemblée Nationale sous les applaudissements : « Nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus » (p. 210), contre Emile Combes, contre toutes les sortes de combistes et toutes les espèces de positivistes.
Il avait une boutique, rue de la Sorbonne, siège des Cahiers. Damien Le Guay nous le décrit tel « David dans sa petite boutique au pied d’un Goliath sorbonique » (p. 238).
Alors, comme le dit encore Damien Le Guay, Péguy restera « au porche du Panthéon » après l’avoir été à ceux « du Parti Socialiste, de l’Eglise, de la Sorbonne, des intellectuels reconnus » (p. 123). Il était « trop républicain pour les monarchistes, trop "ancienne France" pour les républicains, trop chrétien pour les combistes, trop anticlérical pour les catholiques, trop bergsonien pour les thomistes » (p. 172).
Ou encore, comme l’écrivait Jean Bastaire, Péguy « n’a jamais cessé d’être un insurgé en rupture de ban avec le totalitarisme marxiste, le dogmatisme combiste et l’orthodoxie dévote » (p. 315).
De manière plus drolatique, Yann Moix explique : « Péguy, le Panthéon, il s’en est fallu d’un poil : un coup "facho", un coup "coco", il était difficile de le faire entrer d’un coup. Il aurait fallu le découper, le panthéoniser en tranche. L’accueillir en lamelles. Une tranche pour les juifs, une autre pour les pétainistes, une autre encore pour les va-t-en-guerre » (p. 97).
J’ajoute que Damien Le Guay ne tombe pas dans un œcuménisme factice et n’omet pas d’expliquer tout ce qui peut diviser les très divers « héritiers » de Péguy, ni de revenir sur les vives polémiques que son œuvre suscita, y compris dans les années 1980 avec l’incroyable procès de Bernard-Henri Lévy qui, après avoir écrit – dans « L’idéologie française » – « C’est vrai que Péguy fut philosémite », l’accusa dans le même livre de poser, malgré lui, « les bases d’un racisme à la française » (p. 194) – procès d’intention qu’Alain Finkielkraut jugea « diffamatoire » (p. 196).
Après avoir écrit combien ce livre est utile, riche, passionnant – y eut-il un autre auteur qui, un siècle après sa mort, se trouva une telle postérité et une telle actualité ? –, Damien Le Guay ne m’en voudra pas – je le sais, car il aime le débat – de dire aussi ce qui m’apparaît discutable.
« monde moderne »
D’abord le titre du dernier chapitre – « Péguy fondateur de la Cinquième République… » - m’apparaît quelque peu forcé et, pour tout dire, anachronique. Damien Le Guay s’appuie, certes, sur le témoignage d’Alain Peyrefitte qui rappelle que Péguy est « le seul maître d’esprit » que de Gaulle « ait jamais reconnu » (p. 260). Certes, l’esprit de la Cinquième République s’accorde bien à la défiance que Péguy a toujours manifestée à l’égard du parlementarisme. Certes, de Gaulle – on le comprend – aimait cette citation de Péguy : « L’ordre, et l’ordre seul, fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude » (p. 297). Mais tout cela ne suffit assurément pas, me semble-t-il, à faire de Péguy le « fondateur » de la Cinquième République.
Je ne saurais, non plus, approuver l’idée selon laquelle « de toute évidence, la distinction instaurée par la Constitution de 1958 entre le président de la République (chargé de l’essentiel) et le Premier ministre (chargé de l’intendance) reprendrait la distinction entre la mystique et la politique » (p. 294). L’histoire aura montré qu’il y a, au sens péguyen de ces termes, autant, ou aussi peu – c’est selon – de mystique et de politique chez les titulaires de l’une et l’autre fonction.
Mon second point de désaccord – c’est le principal – tient à la manière dont Damien Le Guay mobilise Péguy et sa critique du « monde moderne » contre les sciences humaines. « Il y a – écrit-il – dans Péguy de quoi dynamiter les actuelles sciences humaines » (p. 32) qui « déconstruisent tout sauf leurs axiomes d’analyse » (p. 34). Il y revient : « Il y a dans les œuvres de Péguy de quoi dynamiter les sciences sociales actuelles » (p. 94).
Soyons précis. Il est clair que les critiques faites par Péguy à toutes les formes de positivisme ou de scientisme ont et gardent leur pertinence, et s’appliquent toujours à ces idéologies, qui subsistent.
Mais il est pour moi non moins clair qu’il est abusif de considérer que l’ensemble des sciences humaines et sociales « actuelles » relèvent du positivisme et du scientisme, ni d’ailleurs qu’elles constituent un ensemble homogène qui serait en bloc contestable pour ces raisons.
Les exemples sont nombreux.
Ainsi, les psychanalystes n’ont cessé de se battre et de se défendre contre le comportementalisme qui, lui, relève assurément du scientisme.
De même, il est réducteur de pourfendre les analyses de textes littéraires issues des concepts de la linguistique au motif que cette science humaine « vise à considérer, à la suite de Saussure, la langue comme un système clos de signes » (p. 227).
D’abord, parce que, le structuralisme a beaucoup apporté à l’analyse et à la compréhension des faits de langue. Mais aussi parce que s’il est vrai que, pour une part, le structuralisme a engendré, chez
Poétique
Bloomfield par exemple, des analyses behaviouristes, et donc réductrices, il n’en reste pas moins que l’un des faits majeurs de l’histoire de la linguistique au XXe siècle, fut la contestation et le dépassement de ce structuralisme-là par la création, avec Noam Chomsky, des grammaires génératives qui replaçaient au cœur de la discipline le sujet parlant, ses jugements de grammaticalité et la créativité du langage. Et ce n’est pas un hasard si l’un des principaux livres de Chomsky s’intitule « La linguistique cartésienne ».
Je suis cent fois d’accord avec Damien Le Guay – il le sait – pour dénoncer l’utilisation absurde dans l’enseignement des textes littéraires d’un vocabulaire para-linguistique particulièrement abscons.
Mais je n’en conclus pas pour autant que les analyses de la poétique utilisant des concepts issus de la linguistique seraient nulles et non avenues et ne permettraient pas une compréhension pertinente du texte, de son écriture et de sa signification, indissociablement liées. En témoignent les lumineuses analyses de Nicolas Ruwet après celles de Roman Jakobson.
Et, avec toute la modestie requise, je ne renierai pas mes analyses sur Ève ou sur la première Jeanne d’Arc qui relèvent des mêmes approches.
Décrire, analyser, dans toutes ses dimensions, un texte poétique, que Péguy lui-même assimilait à une tapisserie, ce n’est pas le réduire, le rapetisser, lui ôter son âme, son sens, - c’est mieux le connaître, mieux le comprendre en sachant toujours que nulle approche n’épuise le caractère irréductible de l’œuvre, faite d’inspiration, d’efforts, de travail, de force, de sensibilité… et de génie.
Enfin, Damien Le Guay, qui tient à ces questions, je le sais, me permettra de dire que les considérations sur le genre et le « mariage pour tous » sont largement hors sujet. J’ajouterai, d’un mot, pour ce qui est du « mariage pour tous » qu’il me paraît déplacé de parler de « passage en force » (p. 275) s’agissant d’une loi votée après de longs débats par le Parlement de la République.
Cela étant dit – il fallait que ce le fût –, je termine en exprimant mon total accord avec ce que Damien Le Guay écrit des manuels scolaires. Alors qu’on a vu – et ce livre le montre éloquemment – que Péguy inspire nombre d’écrivains et de philosophes contemporains, dans leur diversité, alors que naguère quarante pages lui étaient consacrées dans le célèbre Lagarde et Michard, comment comprendre que, dans les manuels de littérature actuels consacrés au XXe siècle, Péguy ne soit ni cité, ni évoqué, ni présenté, ni expliqué. C’est une aberration. Avec Damien Le Guay, et j’en suis sûr bien d’autres, je demande au ministre de l’Education nationale qu’on revienne sur cet état de choses qui trouve peut-être son ultime, mais peu glorieuse explication, dans le fait que ce grand écrivain dérange toujours.
Jean-Pierre Sueur
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