Dois-je l’écrire ? J’aime la langue française. Je l’aime telle qu’elle nous fut léguée, ses rythmes, ses sonorités, ses beautés insoupçonnables, ses incohérences, ses incongruités, ses règles et toutes ses exceptions.
Dois-je l’avouer ? J’aime cette langue comme un être vivant, changeant, façonné par le peuple et par les savants, fruit de l’histoire, ouverte sur le monde, accueillant des mots venus d’ailleurs tout autant qu’elle en offre à bien d’autres langues, les faisant siens, les intégrant, comme elle l’a toujours fait depuis qu’elle existe, sans interruption, ni exception.
Mais lorsque l’on a beaucoup appris une langue, lorsqu’on l’a longtemps enseignée, on a souvent bien du mal à accepter qu’elle change.
J’ai ainsi remarqué que, pour chacun de ceux qui la connaissent bien et la pratiquent aisément, la langue est fréquemment le dernier réceptacle du conservatisme.
Je connais de grands progressistes, des gauchistes et des révolutionnaires qui voudraient que tout changeât, mais qui pour rien au monde n’accepteraient que la langue, leur langue – qui est une part d’eux-mêmes – et surtout l’orthographe, cette orthographe qu’ils ont mis tant de temps à apprendre, mais qu’ils maîtrisent enfin, qu’ils adorent d’autant plus qu’elle fut l’objet de tant d’efforts – que cette langue et cette orthographe, donc, se transformassent.
J’ajoute que – puisque nous le retrouvons au fil de la plume – ils révèrent l’imparfait du subjonctif et savent bien que la présence de l’accent circonflexe à la troisième personne du singulier le distingue du passé simple qui, à la même personne, se trouve si souvent affublé du même accent du fait d’une ignorance, hélas, galopante.
L’accent circonflexe – nous y arrivons donc – est devenu en ce mois de février 2016, un sujet de débats dont la virulence, parfois, étonne.
Qu’il me soit permis de relativiser quelque peu ce débat et de contribuer, si c’était possible, à modérer les passions.
Je me fonderai pour cela sur un livre admirable que l’on doit à mon ami Bernard Cerquiglini. Il est paru en 1995 aux Éditions de Minuit et s’intitule L’accent du souvenir. Ses 165 pages sont intégralement consacrées à l’accent circonflexe.
On y apprend que, lorsque l’accent circonflexe fit son apparition, il fut vigoureusement décrié par les puristes et les défenseurs de la langue française. L’un de ses promoteurs, l’Orléanais Étienne Dolet, fut dès 1540 vilipendé et pourchassé pour avoir – en ce domaine aussi – fait preuve de liberté. Et comme l’écrit Bernard Cerquiglini : « Depuis les premières propositions de réforme dans les années 1540, jusqu’en 1740, soit pendant deux siècles riches de polémiques et fertiles en projets, l’accent circonflexe fut avec constance le champion de l’innovation, du progrès et de la modernité. Il fut avec une constance non moins égale, activement détesté, moqué et refusé par les tenants de l’orthographe traditionnelle. » Aucun mot n’était assez dur pour pourfendre cet « accent crochu » ou ce « chapeau » très incongru. J’ajouterai que les imprimeurs hollandais – les elzévirs – utilisant cet accent, il devint le symbole du « parti de l’étranger ». Ronsard, qui l’aimait, dut y renoncer. Les précieuses, qui n’étaient pas ridicules, et qui le prônaient, furent tancées. Il fut exclu du premier Dictionnaire de l’Académie française en 1694.
Il fallut attendre l’édition de 1740 pour qu’il fût enfin accepté et reconnu.
Résumons. Lorsqu’il apparut, l’accent circonflexe fut considéré, près de deux siècles durant, par les puristes, comme « contraire au génie de la langue. »
Le Conseil supérieur de la langue française qui proposa en 1990 qu’il pût être supprimé (voyez que je ne l’omets pas !) dans une série de mots, ce qu’admit l’Académie, fit des propositions qui, en l’an de grâce 2016, revinrent dans l’actualité et suscitèrent immanquablement l’ire de tous ceux qui considèrent derechef qu’elles étaient – ils reprirent exactement les mêmes termes – « contraires au génie de la langue française. »
Qu’il me soit humblement permis de souhaiter que cette page d’histoire nourrisse les méditations des uns et des autres.
Jean-Pierre Sueur