Je dois à l’amitié de Michel Lesseur d’avoir découvert le livre de Bruno Fuligni, paru en 2002 aux Éditions de Paris qui s’intitule Victor Hugo Président ! et qui, disons-le, passa plutôt inaperçu, en dépit de la préface due à Jean-Pierre Chevènement.
L’auteur y annonce d’emblée : « Pendant trente ans, Victor Hugo rêva de l’Élysée » (p.15), et il ajoute : « Curieusement, cette folle ambition du poète n’est évoquée que sobrement par ses biographes, y compris ses biographes politiques (…). Les hugolâtres penseront avec raison que ces candidatures romantiques n’apportent rien à la gloire des poètes » (p.18).
Dès l’origine, on le sait, Victor Hugo est hanté par la fonction sociale du poète. Ainsi écrit-il dès les Odes et ballades :
« Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs. » (p.16)
On sait aussi qu’il fut monarchiste, légitimiste, qu’il fut nommé vicomte et pair de France, avant de devenir député en 1848. À l’époque, il ne s’annonce toujours pas républicain. Son premier discours de député est une diatribe contre les Ateliers nationaux, dont la fermeture provoque l’insurrection des ouvriers de Paris, devant lesquels il va courageusement défendre ses positions (p. 21).
Comme l’écrit Bruno Fuligni, « sans quitter le camp de droite, Victor Hugo aspire alors à rétablir la concorde et la paix civile. » Il se dote d’un journal, L’Événement, géré par ses deux fils, Charles et François-Victor, le frère de son gendre, Auguste Vacquerie et son ami Paul Meurice, par lequel ses ambitions peu à peu, se feront jour. Ce journal annonce le 3 septembre 1848 : « Nous ne savons pas quand, nous ne savons pas qui, mais quelqu’un viendra, quelqu’un qui aimera à la fois la loi et le peuple, la patrie et la pensée, qui aura cet honneur et ce bonheur de compléter la liberté par l’ordre, l’ordre par la liberté » (p. 22). On pourrait voir dans ce portrait la figure de Lamartine. Mais Auguste Vacquerie explicite les choses deux semaines plus tard après la grande victoire que fut pour Victor Hugo l’abolition de la peine de mort en matière politique par l’Assemblée constituante. Il écrit : « Le but vers lequel nous marchons est la politique de Victor Hugo » (p. 23). Mais qui va voter ? L’Événement est clair : « Si par malheur, l’élection devait appartenir à l’Assemblée, elle choisirait nécessairement une médiocrité » – Bruno Fuligni ajoute : « C’est-à-dire Cavaignac » (p. 23) (On pense à Péguy qui n’emploiera l’adjectif parlementaire qu’en un sens profondément péjoratif !).
Cependant, un autre candidat apparaît, qui va l’emporter : Louis-Napoléon Bonaparte. « La magie du nom opère ! » (p. 24). Victor Hugo se rallie à lui, cependant que L’Événement écrit que « le peuple a faim » et qu’il arrive que les génies doivent savoir laisser « aux hommes plus pratiques et moins grands qu’eux le soin de satisfaire à cette première besogne. Leur tour viendra » (p. 24).
Installé à l’Élysée, le « prince-président » froisse bientôt Hugo en ne lui proposant que… l’ambassade de Naples alors qu’il aurait espéré au moins le ministère de l’Instruction publique (p. 30). Puis, on le sait, les relations se détériorent. Victor Hugo devient un opposant et L’Événement un organe d’opposition de plus en plus virulent. Hugo tient sa revanche : il sera candidat en 1852.
Le député Hugo, devenu candidat, s’emporte et déclare le 17 juillet 1852 : « Quoi ! Après Auguste, Agustule !... Quoi ! Parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous ayons Napoléon le Petit ! » (p. 38). L’Événement devenu L’Avènement proclame le 17 novembre 1852 : « Nous ne croyons pas aux coups d’État » !
Las ! Deux semaines plus tard, la troupe investit le Palais Bourbon. Il n’y aura pas d’élection présidentielle. Hugo doit reporter ses ambitions à plus tard. Il s’exile à la suite du coup d’État du 2 décembre. À Jersey, puis à Guernesey, il est un recours. « Il incarne la légitimité républicaine contre la légitimité impériale » (p. 41).
Et quand il revient… dix-huit années plus tard et qu’il arrive à Paris le 5 septembre 1870…, « l’accueil est indescriptible. Des milliers de personnes viennent l’ovationner à la gare du Nord, où il lance un solennel appel à l’union. Il dira quatre fois son discours tant la foule est dense. » C’est une « apothéose inouïe » (p. 51). Mais, « sans s’en rendre compte, enivré par les vivats de la foule, Victor Hugo a laissé passer l’occasion historique. Rentré un peu trop tard, il trouve un gouvernement provisoire qui s’est constitué sans lui. Le peuple de Paris aurait pu imposer la tutelle du poète au triumvirat Thiers, Gambetta, Jules Favre, mais Hugo, quand on dételle sa voiture pour le conduire à l’Hôtel de Ville, s’y oppose formellement : "Citoyens, je ne suis pas venu pour ébranler le gouvernement provisoire de la République, mais pour l’appuyer" (…) La suite ne sera qu’une série de cruelles déconvenues » (p. 52). Et Bruno Fuligni achève son livre en commentant – lui aussi ! – les funérailles nationales du grand écrivain : « La République, solidement installée, rend un hommage ambigu à l’inspiré qui, dans l’exil, a personnifié son principe et garanti sa permanence. La pompe extraordinaire qu’il déploie trahit la mauvaise conscience du nouveau régime à l’égard du grand proscrit. La République paie sa dette : n’ayant pas voulu de Victor Hugo pour président, elle fait de lui son dieu tutélaire. Le mage règne et ne gouverne pas » (p. 67).
Je conclurai en citant les dernières lignes de la préface de Jean-Pierre Chevènement : « Se souviendrait-on encore de Victor Hugo s’il avait été élu, comme il en rêva, président de la République ? »
Jean-Pierre Sueur