Le gouvernement vient de publier un nouveau plan de lutte contre la « radicalisation » et pour la « déradicalisation ».
Je salue d’autant plus cet ensemble de mesures (qu’on trouvera ci-dessous) qu’elles s’inscrivent dans le « droit-fil » du rapport intitulé « Filières "djihadistes" : pour une réponse globale et sans faiblesse », publié en avril 2015, fruit d’une commission d’enquête du Sénat dont j’étais rapporteur (dont on trouvera le lien ci-dessous).
Par rapport à d’autres pays d’Europe, la prise en compte des phénomènes de « radicalisation » a été relativement tardive en France. Elle date, pour l’essentiel, de 2014, même s’il y eut des précurseurs, qui n’ont pas été suffisamment écoutés.
Depuis, on a mis les « bouchées doubles ». Et des efforts considérables sont faits pour détecter la radicalisation, faciliter les signalements (par un « numéro vert » notamment), la prévenir (avec le concours – essentiel – de l’Éducation nationale), mettre en œuvre des « cellules de veille » dans les préfectures et assurer une prise en charge des personnes radicalisées sur le terrain. En même temps, les services de renseignement, de la police, de la gendarmerie et des douanes sont mobilisés pour éviter des départs vers la Syrie et contrôler les retours, cependant que les instances européennes ont – enfin ! – donné le « feu vert » pour l’organisation du système dit « PNR » destiné à mieux contrôler les transports aériens. Des mesures sont également prises par rapport au financement du terrorisme ou pour interdire des sites Internet qui en font l’apogée.
Tout cela est nécessaire.
Mais il est un point sur lequel je souhaite revenir. Il s’agit de ce que l’on appelle la « déradicalisation ».
Dans le rapport précité, nous avions déjà mis en garde contre des conceptions que j’ai jugées, pour ma part, « simplistes » de la « déradicalisation ». Depuis, je me suis souvent exprimé à ce sujet.
Ces conceptions méconnaissent d’abord la force et l’efficacité de la propagande de Daesh et de ses séides, dont les techniques de « radicalisation » ou plutôt d’emprise psychique sont très élaborées.
Quelques vidéos, fussent-elles inspirées par de nobles sentiments et par une évidente rationalité, diffusées en « contre », n’ont malheureusement pas l’effet escompté.
On a tort d’imaginer la déradicalisation comme un processus simple par lequel on va, en quelque sorte, expurger du psychisme d’un être humain des idées fausses ou folles pour en revenir au statu quo ante.
Or, ce n’est pas comme cela que les choses se passent, ni qu’elles peuvent se passer.
Chacun d’entre nous a des conceptions morales, éthiques, politiques, philosophiques ou religieuses. Qu’est-ce qui ferait, qu’est-ce qui pourrait faire que nous renoncions instantanément à celles-ci, que nous penserions soudain qu’elles sont fallacieuses, inacceptables ou insupportables ?
Ce n’est pas si simple.
Ce qu’on appelle la déradicalisation est forcément un processus long qui appelle analyse, dialogue et patience.
C’est un processus qui appelle d’abord une compréhension du phénomène.
Il n’est pas compatible avec les déclarations selon lesquelles « vouloir expliquer c’est déjà excuser. »
Il faut d’abord comprendre le mal pour y apporter réponse.
C’est pourquoi je tiens à saluer la parution très récente du livre de Fathi Benslama intitulé Un furieux désir de sacrifice publié aux éditions du Seuil.
Dans une interview donnée à L’Obs à l’occasion de la parution de cet ouvrage, Fethi Benslama conteste d’ailleurs le terme de « déradicalisation » dans la mesure où on l’associe aux conceptions simplistes que je viens d’évoquer. Je le cite : « Je récuse fermement la notion de "déradicalisation". C’est absurde de proposer un nouveau déracinement comme traitement : personne ne peut accepter d’être déraciné, de devenir un paria. La ligne à suivre, sur le plan psychique, est plutôt celle qui consiste à aider le jeune à retrouver sa singularité perdue dans l’automatisme fanatique et la fusion dans un groupe d’exaltés. Cette abolition des limites individuelles dans les groupes sectaires est du reste ce qui favorise l’autosacrifice. Il s’agit donc d’entreprendre un travail de reconstruction du sujet, en tant que responsable de lui-même et de ses choix. »
J’ajoute que le grand mérite du livre de Fathi Benslama est d’investir dans l’analyse des faits dits de « radicalisation » l’apport de la psychanalyse, ce qui rompt singulièrement avec les conceptions mécanistes de retour au statu quo ante sous-jacentes à bien des discours politiques.
« Comment penser le désir sacrificiel qui s’est emparé de tant de jeunes au nom de l’islam ? » se demande-t-il d’emblée, avant de rappeler que les instruments de la « clinique » de Freud « constituent un appui pour explorer les forces collectives de l’anticivilisation au cœur de l’homme civilisé et de sa morale » (p. 13). Il analyse « l’association entre une violence aveugle et la volonté de le donner à voir » comme « un nouveau franchissement qui fait du meurtre et du suicide une communication et un spectacle » (p. 18). Il dénonce les travaux qui « font l’impasse sur la dimension psychologique et a fortiori psychopathologique dans la radicalisation considérée phénoménalement comme un fait qui appartient à la volonté et à la conscience de l’acteur » (p.26). Il rappelle que « 40 % des radicalisés sont des convertis » dont certains commandent sur Internet « L’islam pour les nuls » (p. 51). Il expose que « l’autosacrifice » est sous-tendu par un « idéal de pureté », que le « discours des jeunes qui veulent mourir dans le jihad (…) est prononcé comme si la mort allait leur permettre de réveiller la vie (…), de rêver la mort comme source d’une vie plus vraie » (p. 61).
Après ces développements psychologiques et psychanalytiques, Fethi Benslama en vient aux autres sources de l’islamisme : « La lecture que je soutiens ici est que l’islamisme est l’invention (…) d’une utopie antipolitique face à l’Occident » (p. 67). Il consiste en une « subordination du politique au religieux au point d’aspirer à le faire disparaître » (p.69).
Il retrouve ainsi les analyses de Marcel Gauchet et d’Olivier Roy.
Le fondamentalisme qui sous-tend la radicalité n’est pas essentiellement – ou d’abord – religieux. Mais une conception radicale de l’islam, dite « islamique » rejoint sa visée psychiquement totalisante.
Par ailleurs, ces démarches ne sont pas sans rapport avec ce qu’on a appelé le « syndrome de Cotard » qui permet d’approcher l’idée d’« inidentification » : « Il s’agit d’un délire de négation mélancolique dans lequel le malade est à la recherche d’une mort salvatrice et en même temps se sent désincorporé, infini, immortel, surhumain » (p. 103).
Le livre s’achève sur un éloge de la révolution tunisienne. La révolution tunisienne, en effet, restaure le lien entre l’islam et les Lumières. Elle redonne sa place à l’acte politique et – ce faisant – rompt avec des visées totalisantes.
Je n’ai fait ici que survoler ce livre. Je conclus en émettant le vœu qu’il permettra de comprendre d’où viennent les phénomènes que nous combattons et qui sont contraires à toute forme d’humanisme – de les comprendre pour y apporter de vraies réponses, et non des succédanés.
Jean-Pierre Sueur
Lire et voir :
>> Le plan gouvernemental du 9 mai contre la radicalisation
>> Le rapport « Filières « djihadistes" : pour une réponse globale et sans faiblesse »
>> Le débat auquel Jean-Pierre Sueur a participé le 9 mai sur Public Sénat, sur « Quelle stratégie contre la radicalisation ? », avec Ouisa Kies et Daniel Fellous, animé par Delphine Girard (à 1 heure et 34 minutes)