Il y a eu, trois immenses manifestations à Paris. La dernière en date, ce fut le 11 janvier 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher. La précédente, ce fut en août 1944, lors de la libération de Paris. La première fut celle qui eut lieu lors des obsèques de Victor Hugo, le 1er juin 1885. On évalue à deux millions le nombre de personnes qui ont participé à cet événement.
C’est le grand mérite du beau livre de Judith Perrignon intitulé Victor Hugo vient de mourir (paru il y a quelques mois aux éditions de l’Iconoclaste) que de raconter par le détail ces funérailles, ainsi que tout ce qui les a précédées, et de nous montrer combien le déroulement de ces obsèques fut un enjeu politique en même temps qu’une manifestation populaire et républicaine sans précédent.
Il est significatif qu’en janvier 2015, le peuple français se soit aussi fortement mobilisé après l’assassinat de dessinateurs et de journalistes ainsi que de citoyens juifs faisant leurs courses. J’étais présent dans cette manifestation le 11 janvier dans le boulevard dédié à Voltaire, l’un des héros de la liberté de penser et d’écrire.
Et je pensais que c’était aussi la France de Voltaire qui défilait.
Bien que les circonstances fussent très différentes, il était pareillement significatif que le peuple français se soit si fortement si massivement mobilisé pour célébrer Victor Hugo, un écrivain dont la vie fut indissociablement faite de littérature et de politique, de poésie et de combats, qu’il se soit levé en masse pour saluer l’auteur des Misérables.
Mais revenons au livre de Judith Perrignon. Il commence alors que l’on guette chaque nouvelle, jour après jour, heure après heure, sur la santé de cet homme qui va mourir « au 50 de la rue qui porte déjà son nom. » Sa vie aura duré quatre-vingt-trois ans « mais si longtemps, si intense, si vibrante, si enroulée sur son temps, son siècle, ce dix-neuvième qui a cru au progrès mécanique de l’Histoire, qu’on dirait qu’un astre va s’éteindre dans le ciel » (p. 13). « Les socialistes, les libres-penseurs, les anarchistes convoquent déjà des réunions. Mais de tous les sauveurs présumés, c’est de loin le clergé le plus inquiet. Il attend que le grand homme réclame un confesseur. Si Hugo persiste à refuser l’extrême onction, quel dangereux signal envoyé aux foules et au reste du monde » (p. 13 et 14). On pourra s’interroger sur la récupération par le positivisme ambiant d’un homme qui a écrit tant de pages sur Dieu et qui a tant fréquenté les « forces de l’esprit ».
« Les rotatives de presse sont toutes neuves, de vrais bolides, elles inondent les rues de journaux » (p. 20). Le Figaro annonce « à regret que les obsèques de Victor Hugo seront purement civiles » (p. 20). Le gouvernement s’inquiète. Il craint que des drapeaux rouges – ceux de la Commune – s’infiltrent dans le cortège. Judith Perrignon décrit avec un grand détail l’action des indicateurs et des espions. Le ministre de l’intérieur est sur les dents. Il craint « ces enragés de la Commune » (p. 100), pour lesquels Victor Hugo n’a eu de cesse de demander l’amnistie lors de trois discours mémorables devant le Sénat. Il avait pris ses distances avec « l’insurrection de la Commune ». Il haïssait la violence. Il « hésitait avec les révolutions » (p. 149), mais « il gronda pour sauver Louise Michel et pour qu’on les sorte tous du bagne » (p. 159).
L’itinéraire du cortège donna lieu à d’intenses négociations. Le pouvoir en place exige qu’on ne passe pas par les quartiers populaires et qu’on contourne les faubourgs. Il s’oppose à ce que les obsèques aient lieu un dimanche, jour chômé. Les anarchistes décident de défiler avec deux drapeaux noirs : « Sur l’un sera écrit Les Châtiments, sur l’autre Les Misérables » (p. 111). Il est décidé par décret que « le Panthéon est rendu à sa disposition première et légale » et que « le corps de Victor Hugo y sera déposé » (p. 115). Le long du parcours, d’innombrables fenêtres sont à louer.
J’arrête là. Il faudrait tout citer. Le livre s’appelle Victor Hugo vient de mourir. Les grammaires nous apprennent que venir de exprime le passé immédiat. Mais le livre est constamment écrit au présent. On voit bien que c’est un mouvement qui enfle et ne s’arrêtera pas. Ce passé immédiat a des allures d’inchoatif !
Judith Perrignon nous rappelle qu’on a dit que la dernière parole de Victor Hugo fut un alexandrin : « C’est ici le combat du jour ou de la nuit. » Est-ce vrai ? Nous ne le saurons jamais : l’alexandrin était chez lui une seconde nature.
On aura compris que ce livre, qui est un livre d’histoire, est aussi un roman.
Jean-Pierre Sueur
- J’évoquerai la semaine prochaine un autre livre consacré à Victor Hugo, intitulé Victor Hugo président !.