Heureuse trouvaille, comme
Sur la place,
Il faut nous regarder ou
Le fou du roi qui figurent sur les deux premiers disques de Brel.
C’est une occasion pour aller aux sources d’une œuvre. Les écrits de jeunesse sont éclairants. Croire que les parcours sont linéaires relève de l’illusion rétrospective. La vérité, c’est que, souvent, les chants, les poèmes ou les romans de la maturité sont la reprise, le déploiement, le prolongement de ceux de l’enfance, de l’adolescence ou des premières années de l’âge adulte.
Alors relisons – ou plutôt écoutons – ces quatorze chansons en y scrutant les prémices de ce qui viendra ensuite : une archéologie en quelque sorte.
A deux. Cela commence par : « Nous bâtirons des cathédrales ». Déjà se dressent les cathédrales du Plat pays – et aussi celle qui donne son nom à l’une des chansons les plus belles et les plus méconnues, intitulée justement La cathédrale, l’histoire d’une cathédrale venue de Flandres changée en vaisseau qui parcourt le monde et franchit tous les horizons dans le bruit des haubans. Je n’ai jamais compris pourquoi Brel écarta ce chef d’œuvre de son dernier disque au profit d’une histoire assez stupide de Lionne. Dans A deux, Brel nous dit déjà que tous les enfants sont « pareils » - comme dans Fils de : « Ce n’est qu’après, longtemps après… ».
Les gens. Les gens « qui ont bonne conscience » sont déjà Les bourgeois et, bien sûr, Ces gens-là. Il y a aussi « ceux qui se disent heureux parce qu’ils sont bigots » - prélude aux mêmes, au féminin.
Départs. Le thème du départ et des « quais de gare » est déjà là : il y aura plus tard les Litanies pour un retour – « Dors ma mie, je pars… » - et l’inoubliable Je ne sais pas : « Je ne sais pas pour quel port part d’Amsterdam ce grand navire, qui brise mon cœur et mon corps, notre amour et mon avenir… mais je sais que je t’aime encore ». Il y a aussi les « inutiles bagages » : une pensée pour Barbara : « Je viendrai sans bagage : que m’importe après tout ce qu’il y aurait dedans ».
L’Ange déchu. Déjà une histoire en trois temps : amour du matin, amour du midi, amour du soir. Trois temps, trois couplets, trois refrains – rythme ternaire par lequel Brel et Brassens se rejoignent.
Ce qu’il nous faut. Cette chanson, c’est du Trenet, une parodie de Trenet, avec des rires d’enfants, des merveilles, de l’amour, la même légèreté, les mêmes intonations, exactement. C’est une veine du premier Brel, disparue plus tard, exactement comme dans cet enregistrement – et dans l’un des premiers disques publiés –, Il peut pleuvoir.
L’accordéon de la vie. Brel a toujours aimé être accompagné d’un accordéoniste. Il y eut Jean Corti, et même Marcel Azzola. Il y en eut d’autres encore. Il a fait des chansons pour accordéon, comme Vesoul ou Voir un ami pleurer. On trouve aussi dans ce morceau le verbe « accordéonner », premier avatar du goût - ou de la manie – qu’eut Jacques Brel de transformer les noms en verbes (ou inversement), qui eût enchanté Lucien Tesnières, auteur d’un ouvrage remarquable et trop oublié sur la translation. Autre exemple : dans Le gaz, « l’escalier colimaçonne »…
Je suis l’ombre des chansons. « Le monde est fatigué » – comme le regard de ceux qui, dans le même enregistrement, « ferment leurs carreaux » devant la fille qui danse Sur la place ou comme la réalité par-delà laquelle « Il nous faut regarder ». Il a aussi les « amours gaspillées »… prémonitoires de Dors ma mie, et de bien d’autres…
Ballade. Déjà les marchands, nobles dames, seigneurs et manants : le Fou du roi est contemporain. Mais aussi La bière - et les avions et les bateaux – thèmes récurrents.
L’orage. Déjà le
Plat pays, sa pluie, ses vents, ses
« nuages bas ». Notons que la pluie n’est pas - n’est jamais - un thème négatif chez Brel. Ici la pluie
« étincelle » ; elle a un
« rire crécelle » ; l’
« onde » est
« douce et blonde »…
Les pavés. C’est la veine d’Il pleut. Mais aussi le « linge blanc » aux fenêtres – comme « le lin qui dansait » dans La ville s’endormait. Et aussi « mon corps dans sa caisse de bois », première évocation de la mort, avant tant d’autres, et, en l’occurrence, Fernand.
Les deux fauteuils. Ce sont déjà Les vieux avec leurs interminables vers de dix-huit syllabes. C’est « grand-mère » et son compagnon. C’est vous qui vous « connûtes » « amants ». Jacques Brel est l’un des rares à ne pas reculer dans une chanson sur la seconde personne du pluriel du passé simple.
Les enfants du roi. Encore Le plat pays. Le ciel est « gris et lourd et monotone » ; il est « las » aussi. Les hommes sont « sans espoir ». Mais il y a La madone – nom de la rue où l’on se pressera pour Le gaz.
Le troubadour. C’est le chanteur vu par lui-même. C’est le Brel de la fin – « un troubadour désenchanté » - vu par celui de début. Il « fait croire » qu’il est « gai ». Mais il ne l’est pas. Cela fait penser au Victor Hugo des Feuilles d’automne qui se vieillit prématurément à 30 ans. Pour Brel, c’est plus tôt. Au passage, il s’offre cette fois une première personne du pluriel du passé simple : « Nous criâmes ».
Si tu revenais. Déjà le thème obsédant, omniprésent, du retour, après celui du départ – deux motifs récurrents. C’est bien sûr, déjà, Mathilde.
J’ajoute que – je ne sais pas pourquoi – figure sur le même disque un inédit de 1962 – neuf ans plus tard – tout à fait représentatif du Brel de la maturité. Cela s’appelle Le pendu. Le pendu se balance en pensant à « la femme du drapier ». Je ne vous en dis pas plus. J’ai déjà été trop long.
Jean-Pierre Sueur
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